1813

2013

- A PROPOS D'UN BICENTENAIRE -

 

 «Né le 23 mai 1813, à Leipzig, sur le Brühl, au deuxième étage du Lion rouge et blanc, j'ai été baptisé, deux jour plus tard, à la Thomaskirche, sous le nom de Wilhelm Richard.»
               (
Richard Wagner - Ma Vie)

 

Que faut-il attendre au juste des célébrations d'un Bicentenaire dont le coup d'envoi a été donné, avec quelques semaines d'avance, à la Scala de Milan, le 7 décembre 2012, avec l'inauguration controversée de sa saison par la représentation de Lohengrin dans une mise en scène de Claus Guth, sous la direction de Daniel Barenboïm, avec, dans les rôles principaux Jonas Kaufmann  et Annette Dasch en remplacement d'Anja Harteros, souffrante. Au -delà de la polémique déclenchée en Italie par le fait que  la prestigieuse maison d'opéra n'ait pas jugé bon d'inaugurer sa saison 2012/2013 par une œuvre de Giuseppe Verdi, dont on célèbrera également le bicentenaire de la naissance en 2013, de quoi cette soirée fut-elle le signe ?

A lire : la critique de Patrick Brun sur l'excellent site  Planète Wagner

Comme il fallait s'y attendre, naturellement, foin, ici, de chevalier au cygne, mais un spectacle pseudo-psychanalytique centré, dans un décor bourgeois du XIXe siècle, autour d'Ortrud, vilaine gouvernante, et d'Elsa dont Lohengrin semble être le fantasme, un peu comme dans la mise en scène d'antan du Fliegende Holländer, par Harry Kupfer, à Bayreuth, dans la années 80.... A la fin, Ortrud se suicide sur le corps de son mari, Lohengrin meurt à l'apparition du Gottfried et Elsa disparaît. Amen !

On a vu pire. A Bayreuth, notamment, grâce aux bons soins de Hans Neuenfels... Mais bon. Cela donne la tonalité de ce à quoi il faut s'attendre : une succession de productions qui, à quelques exceptions près, vont nous proposer des succédanés d'œuvres de Richard Wagner, dont on se demande, de plus en plus couramment, ce qu'ils peuvent bien avoir avec les œuvres annoncées. Car il ne s'agit plus désormais de simples «actualisations», comme aux premiers temps du Regietheater, mais de nous raconter une tout autre histoire, née de l'imagination du metteur en scène, à partir de l'œuvre qui lui a été confiée.

Dès lors, on peut légitiment se demander qui se verra au juste célébrer, au cours de ce bicentenaire... Richard Wagner ? Ou ces messieurs-dames metteurs en scène dont les revendications en termes de "liberté créatrice" transforment au gré de leur fantaisie les œuvres d'auteurs qui ne sont plus là pour défendre ce qu'ils ont voulu exprimer et nous transmettre?... Une frange de plus en plus large du public commence cependant à manifester son impatience et à ne plus vouloir de s'en laisser conter passivement. En témoigne l'étonnant succès remporté, sur Facebook, par un groupe intitulé Against Modern Opera productions. En attendant que les lois du marché - la seule donnée susceptible de faire réagir les directeurs de Maison d'Opéra - fassent basculer les choses et qu'on en revienne à un peu plus de fidélité aux œuvres et aux intentions des artistes qui les ont composées, on peut toujours, si l'on en a les moyens, se rendre aux États-Unis où, cet été, à l'Opéra de Seattle, sera reprise l'extraordinaire production naturaliste du Ring dans la mise en scène de Stephen Wadsworth. En revanche, pour ce qui est de Bayreuth, le pire est toujours certain ! A quoi bon y revenir ? On sait d'avance quelles sont les intentions du sinistre Franck Castorf... Après la pitoyable production du Fliegende Holländer de l'été 2012, il est entendu que Bayreuth n'a plus rien à proposer dans l'ordre de l'art lyrique. Le festival, sous la houlette des sœurs Wagner, n'est plus désormais qu'une foire conjuguant le people et le pseudo-intellectualisme, d'un grotesque achevé. Gageons que le bicentenaire de la naissance de Richard Wagner y aura la saveur d'un second enterrement pour le Maître, à deux pas de la tombe duquel on pourra toujours aller boire une bière, dans le "Café am Grab" inauguré pour l'occasion !

 Et sinon, quoi de neuf ? Publications diverses et colloques, naturellement, dont, là encore - Hélas ! - il n'y a sans doute que peu à attendre, sinon le ressassement des vieux poncifs, principalement ceux qui tournent autour du prétendu antisémitisme de Richard Wagner, voire, pour les plus audacieux, du pré-nazisme de son Œuvre et de ses idées. Vieille rengaine éculée que l'on se plaît si volontiers à développer, lorsqu'on n'a rien d'autre à dire.

Des choses intéressantes, éclairantes pour nous, aujourd'hui, il y en aurait pourtant à dire, comme Christophe Looten, dans son admirable ouvrage, Dans la tête de Richard Wagner, nous l'a rappelé en 2012, et continue à le faire, en cette année du Bicentenaire, avec la publication chez Fayard d'un second ouvrage, Bons Baisers de Bayreuth, qui regroupe, en les commentant, plus de 200 lettres de Richard Wagner, dont la plupart sont inédites en français.

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Car enfin, la célébration du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner devrait tout de même être l'occasion de rappeler quel ample génie fut et demeure Richard Wagner, plutôt qu'une occasion de s'appesantir sur les défauts humains, trop humains, de l'homme. - L'occasion de rappeler en quoi il est un artiste dont les œuvres et la pensée constituent toujours matière à réflexion, en ces temps où l'Art semble être généralement considéré comme une aimable distraction, lorsqu'il n'est pas objet de spéculation. - L'occasion de rappeler que la fascinante musique de Richard Wagner, indissociable de sa poésie et de la dramaturgie, constitue un monde d'une pertinence, d'une subtilité, d'une complexité inégalées. - L'occasion de rappeler que le Ring nous parle davantage de l'Homme, dans son rapport à la nature, à l'Ordre des choses, au libre-arbitre, aux priorité de l'existence, que de problèmes socio-économico-politiques. - L'occasion de nous rappeler aussi que Parsifal est  une œuvre d'une profondeur psychologique et spirituelle inouïe que notre époque aurait tout à gagner à mieux comprendre. En quoi Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg constituent la plus formidable comédie qui soit, d'une hauteur d'âme éblouissante, sur l'apprentissage de l'art et de la vie. - En quoi le Festspielhaus de Bayreuth constitue une œuvre d'art à part entière, sans rien de commun avec l'Institution nationaliste qu'il devint au début du XIXe siècle ou avec "l'atelier expérimental" qu'il est devenu ces dix, vingt dernières années. - En quoi les innombrables écrits en proses de Richard Wagner constituent une réflexion en perpétuel mouvement sur l'Œuvre en devenir, et non un ensemble de théories plus ou moins sujettes à caution. - En quoi Richard Wagner a compris le bouddhisme comme le christianisme avec une originalité sur laquelle on fait trop souvent fait l'impasse... etc... etc...

Faut-il que nous soyons devenus tellement orgueilleux, tellement remplis de nous-mêmes, pour que nous ne sachions plus nous incliner devant un tel génie ? Et lui rendre dignement hommage, loin des rodomontades de quelques intellectuels en mal de publicité ou de metteurs en scène en quête de célébrité par le biais d'une fausse originalité ? En revenir à l'Œuvre, en elle-même, de Richard Wagner, loin de toutes les formes de récupération dont elle fit et fait toujours l'objet, serait pourtant une démarche salutaire, susceptible de nous apporter beaucoup, d'attirer de nouveau l'attention sur l'Essentiel.

Baudelaire, parmi les premiers, en France, le Nietzsche de Richard Wagner à Bayreuth, Marcel Beaufils, Robert Donington, Herbert Hubert, George Steiner, Marcel Schneider, Éric Eugène ou  Christophe Looten, parmi d'autres, se sont employés à nous fournir les moyens de mieux appréhender l'œuvre wagnérienne, dans toute son ampleur et sa complexité. Honorer dignement Richard Wagner, à l'occasion du bicentenaire de sa naissance, consisterait sans doute à poursuivre le travail entrepris, à permettre au plus grand nombre de pénétrer dans son œuvre, sans a priori, et de pouvoir la découvrir en elle-même, non à travers le prisme déformant de mises en scène au discours et à l'esthétique arbitraires. Après tout le succès remporté par des films comme Le Seigneur des Anneaux ou Bilbo le Hobbit est là pour nous signaler combien la jeune génération est réceptive aux mythes et aux messages qu'ils ont à nous délivrer...

© Philippe Hemsen

"A ce monde de la communication sans frein s'oppose l'image de la communication figée. Entre ces deux mondes où la médiation s'annule, par excès dans l'un et par défaut dans l'autre, le problème, formulé en termes mythologiques, consisterait à instaurer un équilibre. Pour y parvenir, il faut sans doute, comme Parsifal, être allé dans l'un et en être sorti, avoir été exclu de l'autre et y rentrer. Mais il faut surtout - et c'est l'apport de Wagner à la mythologie universelle - connaître et ne pas connaître, c'est-à-dire savoir ce qu'on ignore, "Durch Mitleid wissend" : non par un acte de communication, mais par un élan de pitié qui fournit une issue au dilemme dans lequel son intellectualisme longtemps méconnu tenait enfermée la pensée mythique." (Claude Lévi-Strauss)