Sur le fameux concept de Regietheater

 

 «Aujourd'hui, le metteur en scène est avant tout celui qui détermine le spectacle dans sa signification, qui l'organise et en prend la responsabilité stylistique. Il est le créateur et le garant de sa crédibilité. Rien à voir avec la fidélité à l'œuvre, parce que si on ne prend les choses que littéralement, on risque d'ennuyer le public à mort. La littérature dramatique a un besoin vital de cette revitalisation, de ce supplément d'âme. Quand ça marche, personne ne se plaint du Regietheater, même quand un tiers du texte a été coupé.»
                                                                        (
Thomas Oberender - Responsable du Théâtre parlé au Festival de Salzburg)

 

« Kein Recht an ihm / schwörst du schwatzend dir zu ! »
   [«Tes bavardages n'attestent pas / ton droit à la possession »]
                                          Richard Wagner, Das Rheingold, sc. 4

 

 

Qu'est-ce au juste? Un serpent de mer? Un monstre du Loch Ness? Bref : une légende?  ̶  Origine?... Sens?... Vagues ! Voire inconnus ! C'est à se demander si ça existe vraiment, ou s'il s'agit d'un «fantasme lyricomane», comme le note "Rameau" sur son blog...? Quant à Wikipedia, la page (en anglais) consacrée à la chose ne se montre guère plus précise... En voici la traduction :

« Regietheater (de l'allemand : .... - comment rendre ça en français? - "théâtre de metteur en scène"???) est un terme qui renvoie à la pratique moderne (datant principalement de l'après Seconde Guerre Mondiale) consistant à laisser au metteur en scène de théâtre ou d'opéra toute licence de s'émanciper des intentions ou indications originelles de l'auteur, quant aux lieux géographiques [où l'œuvre est censée se dérouler], l'époque, les personnages et l'action. En règle générale de tels changements visent à souligner un aspect particulier de l'œuvre, d'ordre politique par exemple, ou à établir des rapports avec le monde moderne, à distance des interprétations traditionnelles.»

Dans la suite de son article, l'auteur pense pouvoir soutenir l'idée que le concept de Regietheater est apparu en tout premier lieu à Bayreuth, à l'initiative de Wieland Wagner, inspiré en cela par les travaux du scénographe Adolphe Appia. L'inénarrable Philippe Godefroid, dont la prétention n'a d'égale que les avis tranchés et l'amphigouri du discours, semble aller dans le même sens. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur cet "acte de naissance" du Regietheater. On ne voit pas bien quel lien pourrait être établi  ̶  ne serait-ce que sur le plan du rapport à la musique ! Nous y reviendrons  ̶  entre les productions de Wieland Wagner ( à l'exception de sa mise en scène de 1956 des Maîtres Chanteurs de Nuremberg ) et des productions comme celles du Ring de Patrice Chéreau, à Bayreuth en 1976, ou plus récemment avec celles de Harry Kupfer, de Jürgen Flimm, ou bien encore le Tristan und Isolde de Marthaler, voire avec le Tannhäuser de Sebastian Baumgarten, sans parler de la pitoyable production des Maîtres Chanteurs de Nuremberg réalisée par Katharina Wagner ! De surcroît, faire naître le principe du Regietheater avec Wieland Wagner, c'est faire l'impasse sur tous les précédents qui ont vu le jour, sous la République de Weimar comme en Union Soviétique, aux premiers temps de la révolution, à l'initiative de metteurs en scène "engagés".

Si faire l'impasse sur ces précédents n'est sans doute pas tout à faire innocent, notre propos ici n'est toutefois pas de faire l'historique du concept de Regietheater, mais bien plutôt de questionner sa signification, sinon sa légitimité.

 

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Sans vouloir évoquer un quelconque "acte de naissance" donc, un simple regard rétrospectif sur l'histoire de l'opéra au cours de la seconde moitié du XXe siècle permet d'observer que la prise de pouvoir des metteurs en scène date en fait des années 70  ̶  à Kassel, par exemple, à Berlin, puis à Bayreuth, en 1972, avec la production de Tannhäuser mise en scène par Götz Friedrich  ̶  celui-ci revoyant sa copie l'année suivante, pour gommer les aspects les plus choquants de sa mise en scène, comme la transformation de la fête à la Wartburg en fête nazie... Mais c'est avec le Ring du Centenaire, à Bayreuth, que les principes du Regietheater furent appliqués avec le plus d'éclat, par Patrice Chéreau. S'imposant petit à petit après une première année houleuse, la production marqua le début de l'expansion sur toutes les scènes d'Europe des interprétations d'œuvres du répertoire selon les principes du Regietheater. C'est pourquoi il faut bien y revenir.

Opéra de Paris, 1974, Les Contes d'Hoffmann de J. Offenbach, mise en scène de Patrice Chéreau

Festspielhaus de Bayreuth, 1976, L'Or du Rhin de R. Wagner, mise en scène de Patrice Chéreau

 

A l'origine, Wolfgang Wagner entendait surtout inviter Pierre Boulez à diriger. Bien que le chef ne fût pas un nouveau venu à Bayreuth, où il avait déjà dirigé Parsifal à plusieurs reprises,  il s'agissait pour Wolfgang Wagner de s'assurer de la présence d'un chef un tant soit peu prestigieux à l'occasion du centième anniversaire de la création du Ring, le festival étant alors en perte de vitesse, en termes de réputation artistique, et ce depuis déjà plusieurs années. Pour la mise en scène du Ring, Wolfgang Wagner et Pierre Boulez optèrent d'un commun accord pour le cinéaste suédois Ingmar Bergman. Un choix dont on peut estimer qu'il fut dicté aux deux hommes par des considérations d'ordre artistique, Bergman n'ayant jamais eu la réputation d'être un metteur en scène notoirement provocateur dans ses productions théâtrales.

Mais Bergman déclina l'invitation, au motif que l'univers wagnérien  lui était étranger. Pressé par le temps, Wolfgang Wagner s'en remit donc à Pierre Boulez, qui proposa alors Patrice Chéreau, quasi inconnu à l'époque,.  ̶  Un choix qui contraste singulièrement avec celui de Bergman et qui en dit long sur le brusque virage qui s'amorça alors, sans probablement que Wolfgang Wagner n'en prît tout de suite pleinement conscience. Car le choix de Chéreau était tout, sauf un choix d'ordre artistique ! Comment comprendre, sinon, que pour un événement aussi considérable que la célébration du Centenaire du prestigieux Festival de Bayreuth, on ait pu avoir l'idée (et courir le risque) de faire appel à un metteur en scène qui, de son propre aveu, ne savait pas lire une partition et qui, à peine plus d'un an avant de mettre en scène le Ring, ne connaissait rien de l'œuvre ?

En 1976, Patrice Chéreau, alors âgé de trente-deux ans, n'avait derrière lui que dix-sept productions théâtrales assez mineures   ̶  parmi lesquelles seules deux avaient su attirer l'attention de la critique : le Dom Juan de Molière, à Sartrouville, en 1969, et Le Massacre à Paris de Marlowe, à Villeurbanne, en 1972   ̶, ainsi que deux productions lyriques : L'Italienne à Alger, à Spolète, en 1969 ; Les Contes d'Hoffmann à l'Opéra de Paris, en 1974. Toutes productions qui se caractérisaient par le fort engagement politique du metteur en scène, suscitant volontiers le scandale et la polémique. Et c'est cela, plus que tout autre chose, qui détermina le choix de Patrice Chéreau : à défaut d'obtenir la présence d'un metteur en scène prestigieux sur le plan artistique, il s'agissait de faire de l'évènement un coup médiatique par scandale interposé.

Comme on le sait, l'opération fonctionna, et dans des proportions qui faillirent se retourner contre leurs promoteurs. Le scandale fut énorme. Mais amplement relayé par la presse. C'est ce qui importait aux yeux de l'administration du festival. Le Ring du Centenaire était devenu l'Évènement dont tout le monde parlait. Bayreuth était au centre de toutes les attentions.

L'opération de marketing était une réussite.

C'est de cela qu'est né le développement considérable du concept de Regietheater : de la rencontre pour ainsi dire contre-nature de directeurs de Maisons d'Opéra soucieux de publicité et de rentabilité, et de metteurs en scène affectant volontiers  mépris voire haine à l'endroit de ceux-là même qui les invitaient à venir travailler chez eux, aussi bien d'ailleurs qu'à l'endroit du public "bourgeois" qui venaient assister aux travestissements - nécessairement scandaleux - qu'ils faisaient subir aux œuvres qui leur étaient confiées, le scandale devenant dès lors le moteur de la publicité, et donc du succès et donc de la rentabilité...

Le plus extraordinaire, dans l'affaire, c'est que ces mêmes metteurs en scène dont l'idéologie les conduisait sans cesse à dénoncer les travers de la société bourgeoise par le biais des œuvres de Haendel, Mozart, Bizet, Gounod, Verdi ou Wagner, devenaient dans le même temps les meilleurs promoteurs de la société de consommation ! Car, comme cela se passa à Bayreuth en 1977 puis les années suivantes, le public des Maisons d'Opéra changea petit à petit. Une nouvelle génération de spectateurs apparut, pour laquelle seul importe le « spectacle » et la nouveauté. Le théâtre tout comme l'opéra devint ainsi un "produit de consommation culturel" qui, comme tout produit de consommation, a besoin d'être constamment renouvelé pour maintenir la consommation !  ̶  D'où l'ignorance (à l'instar de Chéreau) voire le mépris dans lequel tant de metteurs en scène travaillant selon le principe du Regietheater tiennent la musique, ce déplaisant «à côté» immuable de l'art lyrique sur lequel rares - jusqu'ici !! - furent les metteurs en scène qui, à l'instar de Peter Konwitschny, s'autorisèrent à intervenir. Mais ne doutons pas que ce n'est que partie remise.

A partir de là, il suffisait d'adjoindre le concept de "relativisme" (tout se vaut, rien n'est "vrai", rien n'est "faux", le Beau et le laid s'équivalent, tout est art, etc...) au concept de "Regietheater", de parler "d'art vivant" et de "droit", sinon de "devoir de création" des metteurs en scène, et le tour était joué. Tout opposant à la démarche se verrait désormais relégué dans l'infamante catégorie des réactionnaires et des vieilles badernes en tout genre. - Avec à la clef une inversion subtile destinée à masquer le caractère totalitaire de la démarche : les tenants du concept de Regietheater seraient du côté de la pensée et de la réflexion, tandis que les tenants des mises en scène dites "traditionnelles" seraient du côté du simple divertissement. Que le Ring mis en scène par Otto Schenk (New York), Peter Hall (Bayreuth), Robert Lepage (New York), Stephen Wadsworth (Seattle) se prête davantage à une réflexion sur l'œuvre elle-même que le Ring mis en scène par Patrice Chéreau, Harry Kupfer (Bayreuth), Götz Friedrich (Berlin) ou Günter Krämer (Paris), semble être une absurdité. Et pourtant... De quel côté est la quête du divertissement lorsque, pour qu'une production soit jugée «intéressante», «vivante», il est nécessaire - que dis-je? impératif ! - qu'elle offre de l'œuvre représentée une «lecture» sans cesse nouvelle et éminemment personnelle qui en tronquera nécessairement la totalité, jusqu'à en distordre l'intrigue - sans considération aucune pour ce que la musique exprime - jusqu'à transformer l'œuvre en un Objet "Artistique" (?) Non Identifié...

Tannhäuser de R. Wagner, mise en scène d'Olivier Py - pour laquelle un "vrai" acteur porno fut engagé...

Parsifal de R. Wagner, mise en scène de Calixto Bieito

 

Après des années de lectures politiques, marxistes, psychanalytiques, néo-marxistes, néo-psychanalytiques, situationnistes ou... que sais-je encore? le champ des possibles s'étant considérablement réduit, on en arrive aujourd'hui, dans cette quête frénétique de la nouveauté, au rabâchage, à la répétition ad nauseam des mêmes poncifs et au renversement des ultimes petits tabous, du genre : faire s'exhiber les chanteurs nus sur scène comme chez Olivier Py, Johann Kresnik ou Calixto Bieito. Mais bon.... Les ficelles deviennent de plus en plus grosses. Bref, tout se passe comme si, après plus que quarante ans dictature du Regietheater sur les scènes lyriques et théâtrales, les impératifs du concept s'étant mis à tourner en rond, follement, seul désormais compte la «nouveauté-à-tout-prix» du spectacle, après lequel courent les amateurs de «consommation culturelle» pour lesquels l'œuvre représentée, en elle-même, importe si peu que son auteur s'en trouve volontiers dépossédé. Ainsi, en 2013 ira-t-on voir à Bayreuth le Ring de Frank Castorf plutôt que celui de Richard Wagner, tout comme on était allé voir en 2011 le Parsifal de Stefan Herheim ou comme d'antan on allait voir le Ring de Chéreau...

 

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A moins que, dans le pire des cas, on ne choisisse de ne plus rien voir du tout...

Car il est ici un autre paradoxe, qui se donne à lire de plus en plus couramment sous la plume de critiques professionnels comme de commentateurs d'occasion : une représentation est jugée bonne, voire excellente en dépit de la mise en scène. Celle-ci se voit rapidement décrite, on essaie de lui trouver quelques mérites, et puis, très vite, on en vient à évoquer le chef, les solistes, le chœur, comme s'il s'agissait de rendre compte non d'une production dramatique mais d'un concert !

Serait-ce à dire qu'il faille désormais se rendre à l'opéra les yeux bandés, lorsqu'on aime la musique?

Le talent de certains parmi les metteurs en scène travaillant selon le principe du Regietheater n'est pas ici en cause. Seulement, le talent d'un metteur en scène ne peut se mesurer à l'aune de sa créativité et de ses idées - bonnes ou mauvaises. Contrairement à ce qu'affirment si volontiers les tenants du concept de Regietheater, dénoncer les abus des metteurs en scène qui leur sont chers n'a rien avoir avec l'hostilité suscitée, autrefois tout comme aujourd'hui, par les œuvres d'artistes novateurs. Le débat porte alors sur les œuvres en elles-mêmes; tandis que le rejet du travail effectué par un metteur en scène porte sur le traitement qu'il fait subir à une œuvre dont il n'est précisément pas le créateur. Mélanger les deux catégories relève de la malhonnêteté intellectuelle.

On peut donc estimer que le travail effectué par un metteur en scène sur une œuvre qui lui a été confiée est riche d'idées, de trouvailles, qu'il est brillant, esthétiquement intéressant; ce qui n'empêche nullement de dénoncer dans le même temps l'abus de pouvoir dont il témoigne en regard de l'œuvre elle-même  ̶  et  principalement, comme c'est le plus souvent le cas, en regard de la musique. Car s'il est bien un point commun à la plupart des mises en scène relevant du principe du Regietheater, aussi diverses soient-elles, c'est le rapport conflictuelle qu'elles entretiennent avec la musique, en privilégiant à l'excès le spectacle scénique. En 1977, dans sa critique du Ring de Chéreau, le professeur Uwe Faerber, du Conservatoire de Berlin, l'observait déjà :

«Voulant à tout prix éviter monotonie et ennui, [...] Patrice Chéreau mit tout en œuvre pour « revaloriser » l’évolution scénique, faire adopter aux acteurs une variété de comportements et d’attitudes, soulignant l’action dramatique et satisfaisant à toutes les soifs de nouveauté. Sans aucun doute Patrice Chéreau obtint, grâce à ce procédé, une approbation certaine, et même un semblant de succès. Finalement, tous ceux qui n’apprécient pas vraiment la musique wagnérienne, ont pu soupirer d’aise. [...] Fascinés par le spectacle présenté sur la scène (et nullement dérangés par la musique), ils trouvaient enfin de l’intérêt à une interprétation de l’œuvre wagnérienne. Grâce à la mise en scène moderne de Chéreau, beaucoup s’imaginèrent pouvoir enfin comprendre l’œuvre wagnérienne.... Ce qu’ils ne remarquèrent pas, c’est que ce n’était plus du Wagner. »

Reste la question de la légitimité du principe selon lequel, comme l'affirme Thomas Oberender, le metteur en scène est « le créateur et le garant de la crédibilité du spectacle dans sa signification ». Et, concomitamment, reste la question de la «littéralité» qui, par l'ennui qu'elle risquerait d'induire parmi le public, selon Thomas Oberender, justifie et légitime la prise de pouvoir du metteur en scène, auquel toute liberté doit être laissé de couper jusqu'à «un tiers du texte», s'il lui en prend la fantaisie. Ou d'ajouter du texte au texte originel, comme cela s'est déjà vu... Et - pourquoi pas? - de couper de la musique, comme cela commence à se voir...

Se rend-on bien compte que, par de tels propos, se trouve institutionnalisée une véritable escroquerie ? - Les œuvres d'auteurs dramatiques ou lyriques n'étant plus dès lors considérées que comme un  «matériau» de base, malléable et transformable à volonté, bien que le nom de l'auteur figure toujours sur les affiches et programmes du spectacle, sous le titre de l'œuvre censée être représentée... Autrement dit, afin d'attirer le public, on annonce la représentation d'une œuvre pour lui en substituer une tout autre, lorsque chacun a dûment régler sa place et se trouve assis dans la salle ! Dans n'importe quel autre domaine, une telle manipulation relèverait aussitôt de la justice, au motif de tromperie !

Mais c'est alors qu'intervient la seconde - et sempiternelle - pirouette qui consiste à défendre les «droits de l'artiste», le «droit à l'impertinence», la nécessité de la «provocation» afin de «dépoussiérer les conventions» et tutti quanti ! - Sans que personne, apparemment ne songe à se demander de quel artiste au juste il s'agirait ici de défendre les droits !

 

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De qui vais-je voir l'œuvre, lorsqu'on m'annonce une représentation du Ring, de La Flute Enchantée, de La Traviata, ou de La Bohème ?

Le mystère reste entier désormais, jusqu'à l'ouverture du rideau de scène; et lorsqu'il s'ouvrira, alors il ne me restera plus qu'à accepter ou partir. Ou fermer les yeux. Sans recours aucun, bien entendu. C'est aussi à quoi l'on en est réduit, sur un plan artistique, lorsqu'on se retrouve piégé dans une dictature. Du reste, il est frappant de constater que les dictatures politiques n'agissent pas autrement dans l'ordre de l'art : par récupérations et travestissements. Dès lors, ces messieurs-dames, adeptes de la pratique active des principes du Regietheater ont beau jeu de dénoncer ce qu'ils pratiquent eux-mêmes. En psychologie, cela se nomme : imitation contrastive. En ce sens, M. Castof - qui nous imposera sa vision du Ring en 2013 sur la scène de Bayreuth, à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner - ne vaut guère mieux que cette flopée de théoriciens qui, en leur temps, voulurent faire de Richard Wagner le chantre du pangermanisme, voire du nazisme...

Opposer Richard Wagner à M. Castorf appelle aussi une autre remarque, à propos d'un débat faussé qui voudrait nous faire croire que les œuvres de Richard Wagner n'ont quelque chance de nous toucher, de paraître vivantes que si elles sont confiées à la liberté interprétative sans limites des metteurs en scène. Ainsi en vient-on à opposer "tradition" à "modernisme", "théâtre-musée" à "théâtre vivant", "immobilisme" à "vitalité", "ennui" à "diversité", etc... Comme si  le théâtre et l'opéra, avant l'émergence des principes du Regietheater n'avaient pour ainsi dire pas vécu... Comme si, jusqu'à une période somme toute assez récente, il n'avait pas existé de metteurs en scène de talent qui avaient su renouveler l'esthétique des décors et de la gestuelle, dans le respects des œuvres, de leur auteur, et de la liberté dont chacun doit pouvoir disposer de comprendre et d'interpréter une œuvre. Il suffit pourtant de comparer toute la gamme des mises en scène du Ring à Bayreuth depuis celle de 1876 jusqu'à celle réalisée par Sir Peter Hall en 1983, pour se rendre compte qu'elles diffèrent énormément les unes des autres, mais qu'elles ont en revanche toutes comme points communs :
                 1°) de respecter les mouvements et les inflexions de la musique à travers une action «claire et intelligible», comme le souhaitait Wagner,
                 2°) d'offrir au public des décors adaptés aux goûts esthétiques du moment, mais qui tendent à être l'expression visuelle de la musique et laissent à chacun la plus grande marge interprétative,
                3°) De souligner tel ou tel caractère de l'action ou des personnages, offrant ainsi au public l'occasion de laisser son attention se porter sur des aspects de l'œuvre qui avaient pu lui échapper jusqu'ici, exactement à la manière du chef d'orchestre interprétant la partition.

C'est en jouant sur l'ambigüité des limites comme des mots que l'on a pu aboutir à l'établissement des principes du Regietheater - sur le sens à attribuer, par exemple, au verbe «interpréter». On en vient ainsi à opposer "mises en scène littérales" à "mises en scène interprétatives"... Un chef d'orchestre, de même que les chanteuses et chanteurs, s'en tiennent, à ce que je sache, à la littéralité de la partition, sans que cela les empêche d'imprimer à leur lecture une interprétation personnelle. S'en tenir stricto sensu à ce qui est écrit en mots comme en notes est contraignant, exige une grande humilité autant que la capacité à savoir brider son imagination, mais ne stérilise nullement l'art de la nuance ! C'est ce qui fait la grandeur d'un interprète ! Et d'un grand metteur en scène, soucieux de servir l'œuvre, plus que de s'en servir... Ainsi,  Gustav Gründgens, dont la production de Faust de Goethe est passée à la postérité comme l'une des plus remarquables, rappelait-il :

« Mettre en scène une œuvre, c'est s'en imprégner dans l'esprit de son auteur. Un metteur en scène n'a pas d'opinion à avoir sur une œuvre, mais doit mettre en scène et réaliser celle de l'auteur. S'il y réussit, ce ne sera déjà pas si mal ! »

Il est vrai que rejeter l'idée qu'un metteur en scène a pour mission de «réaliser l'opinion de l'auteur» dispense du travail long et laborieux de chercher à la connaître, à la comprendre, à entrer (étymologiquement, le verbe est de la même famille qu'interpréter) dans la pensée de l'artiste ! Il en va ici un peu comme du principe démagogique qui voudrait que les enseignants stimulent la "créativité" de leurs élèves avant même de leur enseigner les bases les plus essentielles de l'expression. Un metteur en scène n'a pas avoir de "bonnes idées" ; ses idées se doivent d'être justes en regard de l'œuvre qu'il a à porter sur scène. Nuance !

 Qu'attendons-nous du théâtre, de l'Opéra ? Qu'allons-nous y chercher ? La réponse n'est sans doute pas univoque.

Tout dépend si nous connaissons ou non l'œuvre, préalablement à la représentation à laquelle nous allons assister. Si l'Art se résume pour soi à un «spectacle», à un «produit de consommation» au même titre qu'un vêtement de mode ou un objet de la technologie, alors il est bien évident que les productions relevant de près ou de loin des principes du Regietheater auront toutes les chances de nous séduire, par leur caractère étonnant, inattendu, ébouriffant, détonnant... - tous adjectifs généralement employés pour rendre compte de telles productions.  Déjà à l'époque du Ring de Chéreau, les plus ardents défenseurs de sa mise en scène étaient celles et ceux qui appréciaient le moins l'œuvre de Richard Wagner en elle-même, l'estimant volontiers ponctuée de longueurs ennuyeuses. Oh ! Cet interminable monologue de Wotan, au second acte de La Walkyrie ! Et cet interminable duo à la fin de Siegfried ! Grâce à Chéreau tout cela prenait un côté fun qui faisait oublier... Wagner ! De surcroît, certains metteurs en scène cultivant l'obscurité, à seule fin de paraître «profonds», donnent du grain à moudre aux spectateurs qui, après la représentation, s'interrogent sur le sens qu'il faut attribuer aux dites obscurités... Ainsi en arrive-t-on à se questionner davantage sur les intentions du metteur en scène que sur le sens de l'œuvre à laquelle on vient (en théorie) d'assister !...

Si, maintenant, l'Art est pour nous tout autre chose qu'un «produit de consommation» ; si l'Art est pour nous l'occasion d'une émotion, que celle-ci soit d'ordre esthétique, intellectuelle ou spirituelle ; si l'Art nous est l'occasion de nous oublier pour mieux nous retrouver ensuite et peut-être même nous dépasser ; si l'Art est pour nous l'occasion de redécouvrir toute la grandeur de l'être humain dans sa complexité, ses contradictions, ses angoisses, sa générosité, ses erreurs, sa beauté face au destin, aux défis de la vie, à l'amour, à la mort..., alors les excentricités désolantes des metteurs en scène qui «se font un jeu du sublime et tournent au ressentiment toute grandeur», comme le notait d'antan le critique musical Georges Liébert, ont peu de chance de nous inspirer quelque satisfaction que ce soit. Pire, la laideur de ces productions  conjuguée à la trivialité du discours qu'elles font arbitrairement tenir aux œuvres qu'elles s'emploient à travestir, castre celles-ci de cette puissance évocatrice qui, par le biais du dépaysement, de la beauté et de la distance par rapport à l'actuel, nous permet de déployer notre réflexion sur l'Essentiel, sur le purement humain, et de conquérir ainsi notre pleine liberté intérieure. Et c'est sans doute ce qu'il y a de plus grave dans l'affaire. La mise en œuvre sur les scènes théâtrales et lyriques des principe du Regietheater par ces «têtes compétentes», ces «hommes pratiques» dont Goethe disait que «pourvus d'une certaine habileté, ils ressentent leur supériorité sur la foule, même s'ils ne sont pas doués pour ce qu'il y a de plus haut» (Lettre à Zelter, 6 juin 1825) trahit en réalité le mépris infantilisant que les metteurs en scène éprouvent à l'endroit du public, auquel, a priori, ils dénient de fait toute capacité à comprendre par lui-même les œuvres auxquelles il assiste. Et si cela ne relève pas d'une démarche éminemment totalitaire...

Philippe Hemsen