Le « mythe »
du RING du Centenaire
La « légende »
du RING de 1983
Bayreuth,
pour quoi faire? 
   

Il n'y a pas que nous qui n'en pouvons plus !

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«Ce livre est un livre de colère. D'ailleurs, il y a de quoi. »

Telles sont les deux premières phrases du livre. De la part de Philippe Beaussant, spécialiste de l'esthétique baroque, auteurs d'ouvrages savants consacrés à Couperin et Rameau, d'excellents romans également, l'entrée en matière est assez étonnante. Mais l'on sent très vite que la rédaction de cet essai répondait à une nécessité urgente. D'où le ton que l'auteur s'efforce très vite de maîtriser pour se montrer plus convaincant.

«J'aime l'opéra. J'aime le théâtre. Et j'ai de moins en moins envie d'y aller. Certains croient que c'est par paresse. Non : c'est par tristesse. Je reste chez moi et j'écoute des CD.»

Combien sommes-nous à ne pas avoir tenu le même type de propos ? J'ai renoncé à aller à Bayreuth, à Salzbourg... J'ai renoncé à débourser 100 ou 200 euros, voire davantage, pour le seul plaisir d'avoir à contenir deux ou trois heures durant la colère que m'inspire ce que l'on va inévitablement m'imposer sur scène.

Voilà à quoi nous en sommes réduits !

Les arguments de Philippe Beaussant s'articulent autour de deux grand thèmes, au fond :

1°) le paradoxe du spectateur - qui tient à la magie propre de l'art dramatique :

«La répétition accentue le pouvoir du théâtre. Elle met en branle en vous, spectateur, une sorte d'anticipation. Vous précédez l'acteur dans ce qu'il va dire ou faire devant vous. Vous le jouez mentalement avant même qu'il ne le fasse sur la scène et vous riez deux fois : de votre propre jeu intérieur, muet, et de sa réalisation, officielle, si je puis dire, sur scène. Ce qui se passe pour le rire l'est aussi pour les larmes et pour l'émotion. Vous l'éprouvez avant même qu'elle ne soit dite. Sur la scène, l'acteur ne fait en somme que jouer ce que vous, spectateur, vous ressentez en vous.» (p.41)

Mais à cela s'ajoute, selon Philippe Beaussant, que :

«Celui qui regarde un spectacle s'identifie au personnage mais, curieusement, il le fait d'autant mieux qu'il y a plus de distance entre eux. Tout se passe comme si cette intériorisation était proportionnelle à l'éloignement de ce qu'il voit et à la distance qui s'établit entre le personnage et lui.» (p.60)

Autrement dit :

«Le secret du théâtre, de l'opéra, de la poésie de la scène, [...] c'est la distance. [...] Toute la question est que cette distance, lorsqu'elle est intériorisée par le spectateur, devient le moyen de son identification au personnage. Plus il est loin, plus il est moi. Puis il est mythe et plus je suis dedans.» (p.66)

Bien évidemment, un telle analyse du rapport qui s'établit entre le spectateur et l'œuvre qui lui est présentée va à l'encontre de la fonction que B. Brecht a assigné au théâtre ! - Une fonction que Philippe Beaussant évoque avec énormément de finesses et d'humour dans le chapitre VI de son ouvrage, intitulé Saint Brecht bouche d'or...

 

2°) Le rapport de la musique à la scène

Philippe Beaussant observe la musique et le théâtre ont suivi des «chemins inversés, du théâtre et de la musique.»

« [...] La transformation de la musique depuis soixante ans s'est faite dans le sens de la précision, de la justesse et du respect, dans le temps exact où le théâtre s'orientait vers ce qu'il appelle sa liberté. La manière de jouer la musique et la manière de la représenter sur la scène n'ont cessé de s'éloigner l'une de l'autre; plus encore de se mépriser.» (p.139)

L'argument ici développé rejoint ceux avancés par le Pr. Uwe Faerber dans son analyse critique de la mise en scène de l'Anneau du Nibelung présenté en 1976, à Bayreuth, sous la direction de Patrice Chéreau.

«Vous êtes spectateur, vous avez payé votre place. Vous vous réjouissez de voir l'Orphée de Gluck, que vous aimez. L'orchestre est entré. [...] Le chef entre à son tour, et vous l'applaudissez aussi. Vous connaissez l'œuvre par cœur. [...] Ce qui étonne, lorsqu'on regarde un musicien au travail, penché sur son pupitre, son instrument à la main, c'est son humilité. L'œuvre est là, devant lui. Chaque page, chaque ligne ne cesse de lui poser mille petits problèmes tout à fait concrets, précis, terre-à-terre, prosaïques, dont chacun doit être étudié à part, résolu, et la solution manifestée ensuite par la gorge, le souffle, les doigts. L'œuvre dans sa totalité, dans son mouvement d'ensemble, dans sa signification, est la résultante de cette suite de solutions partielles. La vision d'ensemble, l'ampleur de la conception viennent de la somme des réponses de détail avec, lorsque chacun de ces microscopiques choix a été juste, et seulement dans ce cas, le miracle final: le résultat est supérieur à la somme des parties.

Et voici le metteur en scène qui paraît. La peste soit de ces myopes qui regardent les notes et comptent les doubles croches ! L'Enfer, c'est la cuisine parce que je le veux! L'Amour est un clown parce que tel est mon bon plaisir! Orphée n'est qu'un sot ! Eurydice, une greluche! Gluck, un vieux ringard !» (p.146)

 

Pour terminer, Philippe Beaussant bat en brèche également un autre poncif, concernant ces "interprétations scéniques" qu'on nous imposent désormais un peu partout, à l'initiative de Mesdames et Messieurs les metteurs en scène, toujours très sourcilleux, lorsqu'il s'agit de leur liberté mais qui méprisent celle des spectateurs :

«On nous dit (on vous dit, à vous, chef d'orchestre, à vous musiciens) que la musique et le spectacle doivent se rapprocher du public d'aujourd'hui, qu'il faut se débarrasser du théâtre "bourgeois", qu'il est urgent de l'insérer dans "une culture pour tous". On vous berne. On vous trompe. On vous ment. L'opéra en jean et bikini est aussi élitiste que le vieil opéra en costume d'époque. On lui a ôté ses colifichets, on essaie de le faire ressembler à une série tv. On vous affirme que c'est dans un double but : faire une création originale, et rapprocher l'œuvre du public. De la création, j'ai dit ce que j'en pense: on fait dans l'uniforme. Toutes les salles d'hôpital, tous les fonds de scène avec échelles, toutes les plages de sable, toutes les caravanes, tous les détritus se ressemblent. Mais le second prétexte est une imposture supplémentaire. Car il n'y a plus que les spectateur "avertis" (ceux que l'on appelle de ce mot), ceux qui connaissent l'œuvre avant le début de la représentation, ceux qui savent le livret par coeur, qui soient capables de comprendre ce qui se passe, de quoi on parle, ce que l'on veut nous faire ressentir, où, quoi, quand, comment, ce que cela veut dire et pourquoi on doit l'aimer. [...] Qui peut, s'il n'a pas le livret dans la tête, entrevoir que cette œuvre a un sens ? Ce n'est qu'une suite de morceaux de musique, privés de signification et dont chaque note contredit ce que l'on voit.» (p.163)

A quoi l'on pourrait objecter, il est vrai, que pour beaucoup de celles et ceux qui assistent à ces spectacles affligeants, il ne s'agit précisément plus que de "spectacles", à la signification desquels on ne songe guère à s'arrêter... Du reste, de plus en plus de critiques, après s'être faits les complices de ces "interprétations scéniques", avec toute la complaisance de ceux qui n'entendent pas courir le risque de s'entendre qualifiés de "réactionnaires", commencent à être sensibles au caractère lassant et répétitif des dites interprétations qui, même à eux, donnent le sentiment de tourner en rond... On en voudra pour preuve quelques-unes des critiques légèrement discordantes, émises à l'occasion de la nouvelle production du Ring, à Paris.

Alors, faut-il espérer qu'il ne s'agisse au fond que d'un long (trop long) effet de mode? Et que, dans peu de temps, on en revienne, sur scène, à des conceptions plus saines et plus salutaires? Il faut l'espérer.

 

 

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