Le texte suivant reprend pour l'essentiel celui de l'ouvrage publié en 1977 par le Professeur UWE FAERBER, du Conservatoire de Musique de Berlin, sous le titre Le Ring du Centenaire du Festival de Bayreuth. Texte inactuel, par conséquent? Voire ! Outre le fait que l'enregistrement en dvd de la production du Ring de Chéreau / Boulez est disponible dans le commerce, le texte du Prof. Faerber est plus que jamais d'actualité, tant il est vrai qu'il devient de plus en plus rare de pouvoir assister, à Bayreuth ou ailleurs, à la représentation d'une oeuvre de - et non d'après - RICHARD WAGNER.
      Assurément depuis 1976 et le RING du Centenaire, on a pu voir des productions bien pires sur les scènes lyriques européennes - Le Rheingold d'Aix-en-Provence, par exemple, durant l'été 2006 -, mais enfin, c'est peut-être avec cette production-ci de l'Anneau du Nibelung que tout a, sinon commencé, du moins s'est "institutionnalisé", et il est intéressant à cet égard d'y revenir...
         Il est ici à noter que peu après sa parution, en octobre 1976, cet essai du Pr Faerber fut menacé d'une interdiction à la vente par une démarche auprès des tribunaux de M. Wolfgang Wagner en personne. La tentative d'interdiction échoua.

 

PLAN GÉNÉRAL DE L'OUVRAGE

LE RING DU CENTENAIRE

DU Pr. UWE FAERBER

 —

INTRODUCTION (Pour une critique objective de la mise en scène)

I - ERREURS FONDAMENTALES D'INTERPRETATION

    Les filles du Rhin

    L'incarnation du pouvoir par Alberich

    L'incarnation du pouvoir par Wotan

    L'interprétation scénique de Wotan par Patrice Chéreau

    La représentation et l'interprétation de la puissance selon Patrice Chéreau

    La parodie du pouvoir

II - LE MYTHE ET LE TEMPS

        1. Du caractère insolite du purement humain

        2. Du dépassement de l'étrangeté mythique

        3. La transposition du mythe dans notre temps

        4. De l'incompatibilité des contrastes entre la musique et la scène

        5. D'une identification avec l'œuvre d'art et de la distance d'une approche critique

        6. La projection de l'intemporalité sur les objets représentés par le mythe et leur figuration

        7. Transposition du mythe intemporel de la musique dans une mise en scène contemporaine

        8. Malaise naissant de l’identification avec l’objet contemporain.

        9. Comparaison entre la figuration intemporelle du mythe et sa représentation dans le temps

        10. Le contenu idéologique du RING entre le purement humain et son implication sociologique

 

 

SUITE

 ... car j'aurais souhaité pouvoir considérer mes drames
 comme l'action rendue visible de la musique. »

Richard Wagner,
extrait de
De la définition du « drame musical »

INTRODUCTION

Pour une critique objective de la mise en scène

 

 Une mise en scène n'est pas forcement mauvaise, parce qu'elle rompt avec la tradition et recherche de nouvelles solutions. Une mise en scène excellente, ou plutôt « adéquate », échappe au dilemme « tradition ­ innovation » le seul critère valable étant celui de la justesse d'interprétation. En 1976, à l'occasion du centenaire du Festival de Bayreuth, Patrice Chéreau, dans sa mise en scène de la Tétralogie, ne se plia guère à cette exigence. Si, prise en elle-même, sa mise en scène fut fascinante à bien des égards, elle se situa cependant totalement en dehors de la musique et du texte ; à quelques exceptions près, elle ne respecta guère les mouvements musicaux et les nuances du texte. Un critique tint ce propos : « Wagner est devenu le musicien accompagnateur d'une fantaisie musicale qu'il n'a point composée. »

Émettre une telle conviction ne suffit pas, encore faut-il la justifier selon des critères objectivement fondés. Ce sera là notre propos. Que dans sa nouveauté, la mise en scène du RING se soit heurtée, en 1976, à une nette hostilité ne veut rien dire, même si la critique avait été unanime dans son refus. Inversement, une unanimité des suffrages n'aurait rien prouvé. Les sifflets et manifestations spontanées de mécontentement trouvent leur explication légitime dans la frustration du spectateur, qui se voyait privé de ce qu'il aimait et connaissait. Mais ce comportement, tout subjectif, ne peut servir de critère pour une approche objective du problème. Seule une distance réflexive permet de se faire une idée juste et claire de la problématique qui sera à la base de notre développement.

  Pour une meilleure compréhension de notre argumentation, il serait utile de se rappeler les faits suivants : les drames wagnériens ne sont nullement l'expression d'un art total, ce dont Wagner ne prit cons­cience que plus tard. Dans sa lettre du 16 Août 1853, adressée à Franz Liszt, il prit violemment position contre cette fausse conception de son art. Même si nous devons à jamais ignorer les raisons profondes qui le poussèrent à émettre un tel jugement, aujourd'hui nous ne pouvons que partager son opinion. Expression d'art total n'implique pas seulement l'utilisation de tous les moyens d'expression artistique (musique, poésie, arts plastiques), mais également au sein de cette synthèse, un juste équilibre dans la composition des éléments. Or ici ce n'est pas le cas.

Dans son œuvre, Wagner a toujours accordé à l'expression musicale une certaine priorité, voire, une nette prééminence. Il comprenait son œuvre comme « une émanation jaillissant hors de l'élément musical », il ressentit la musique comme « la source profonde » de ses drames et les nomma « l'action rendue visible de la musique ». En d'autres termes : la musique transcendait pour lui l'expression artistique, acquérait une valeur toute métaphysique en faisant figure « d'un reflet de l'univers »; selon la philosophie de Schopenhauer, elle devenait l'image symbolique de la « représentation de la volonté », pour ainsi dire l'expression de l'élément essentiel du drame : des mécanismes intérieurs, des motifs inconscients, qui se trouvent à l'origine des manifestations conscientes et visibles de l'action dramatique.

  De même, la critique dans son appréciation du drame wagnérien fait ressortir le rôle essentiel joué par la musique: pour cette raison, Wagner fut considéré avant tout comme dramaturge et musicien, et et non comme poète et metteur en scène. Cela n'exclut nullement qu'il accordait dans sa mise en scène un certain rôle à l'élément visuel, ce qui vaut également pour la phase purement créatrice de son art, où il transposait sa vision intérieure de situations et d'événements dramatiques en termes musicaux. Curt von Westernhagen mentionne dans ce contexte les « visions créatrices » de Wagner.

  Retracer l'évolution de la musicologie dans ses grandes lignes n'entre nullement dans notre propos. C'est un fait établi et aisément vérifiable pour tous les mélomanes : l'œuvre wagnérienne est avant tout création à partir de l'élément musical. C'est pourquoi, surtout après le Lohengrin, la dénomination de drame musical lui a été accordée (terminologie que du reste Wagner condamna à cause de son ambiguïté). Le but recherché était de caractériser un drame qui, de par sa structure mélodique, était déjà arrive à maturité et auquel ne font que s'ajouter, au cours de la mise en scène, le mot et l'image qui traduisent alors sur un autre plan ce que la phrase musicale avait déjà fixé et retenu. La parole rend au niveau du conscient, et l'image concrétisé ce que nous pourrions définir par « dramaturgie musicale». Une telle dramaturgie, au sein de laquelle le mot et le symbole visuel sont les dérivations directes de l'élément musical et l'incarnation des mécanismes de l'inconscient, ne fait qu'expliciter les formes conscientes et visibles, à travers lesquelles prend forme le cheminement intérieur de la musique. Une mise en scène qui se moule sur la mélodie, implique la concrétisation des phénomènes psychiques et apparaît alors comme l'achèvement d'une perfection, dont le but suprême serait la traduction exacte de l'intention artistique.

  A l'intérieur d'une telle conception de l'œuvre d'art, il va de soi que la musique joue un rôle «primaire », essentiel, où le mot et le symbole visuel lui sont étroitement subordonnés. Dans la mise en oeuvre de ses drames, Wagner tint compte de la nécessité d'une subordination du texte à la mélodie. Par conséquent, au cours de chaque nouvelle mise en scène, c'est le devoir du metteur en scène de respecter cette hiérarchie des moyens d'expression. Il se doit de veiller à ce que la mise en scène n'acquiert pas une trop grande indépendance, et se plie à chaque instant aux exigences de la musique. Pendant son activité post-créatrice, il doit accorder « le domaine du visible » aux structures du texte musical.

  Ce principe, qui régit toute mise en scène d'un drame wagnérien, à valeur de règle absolue, parce qu'il s'appuie directement sur la structure esthétique de l'œuvre, sur son unité intrinsèque. C'est pourquoi il doit faire figure de règle impérative, si l'on veut qu'une œuvre artistique puisse être jugée selon sa vraie valeur, en toute objectivité. Dans une stricte subordination de la mise en scène au texte musical (y compris la partie chantée) nous pouvons trouver le critère grâce auquel une mise en scène serait jugée, non plus selon des fluctuations subjectives du goût, des caprices du conformisme ou du non-conformisme, mais selon un principe d'une estimation objective du vrai et du faux.

  Toute mise en scène prétendant à une justesse d'interprétation, suppose chez le metteur en scène une connaissance sérieuse du langage musical wagnérien, et non une connaissance superficielle de la musique. Cela veut dire qu'il ne doit pas se griser aux excès sensuels de certaines tonalités et rester insensible aux autres parties (ennuyeuses) du texte. Il doit se familiariser au contraire avec toutes les tonalités, car même les moins accentuées participent au drame, et ont une aussi grande importance que celles aux nuances les plus frappantes. Il doit, avant tout, prendre conscience du fait que la musique wagnérienne traduit des tensions psychiques intérieures, tout en s'actualisant dans les dimensions de l'espace-temps.

  Nous nous efforcerons de juger la valeur de la mise en scène de la Tétralogie selon les critères que nous venons de définir. Notre réflexion se dirigera vers des questions et principes généraux d'une valeur toute fondamentale.

 

Erreurs fondamentales d'interprétation

1. Les filles du Rhin [remonter]

 

Jusqu'à présent, on avait coutume de voir dans les filles du Rhin la grâce naturelle de créatures innocentes. Patrice Chereau les trans­forme en vulgaires prostituées. Il s' appuie pour cela sur l'argument suivant : en 1976, nous ne pouvons plus croire a une nature intacte.

Mais à vrai dire pourquoi ? Qui saurait nous en empêcher ? Ainsi formulée, sa phrase n’explique pas tout sa signification exacte serait que nous aurions perdu l’espoir, qu’il puisse exister encore en 1976 un cadre naturel préservé. Mais le problème, en fait, se situe à un autre niveau. On peut imaginer que dans un temps reculé, la nature et les créatures furent innocentes, qu’elles furent abritées au sein d’un cadre idyllique avant d’être corrompues. Il n’y a là rien à redire, car c’est justement la chute d’une nature innocente, symbolisée par les filles du Rhin gardant le trésor, s’abîmant dans une corruption finale, que voulait symboliser Wagner.

Dans sa lettre du 11 Février 1853, adressée à Franz Liszt, il donne une interprétation parfaitement plausible du mythe qu’il avait voulu interpréter :

« J’attire ton attention sur mon nouveau poème mythique, car il renferme in nuce le commencement et la fin de monde».

Monsieur Chéreau prétend, ne pas comprendre le premier tableau comme une représentation symbolique des origines du monde. Si sa mise en scène repose sur une telle erreur d’interprétation, qu’a-t-il fait sinon falsifier l’oeuvre wagnérienne ?

Notre argumentation s’appuiera, non seulement sur les déclarations de Wagner, mais également, ce qui est décisif, sur une prise en considération de la nature même de l’oeuvre.

Il serait cependant utile de mentionner qu’il s’agit d’un contresens remontant à plusieurs années. Dès 1971, Hans Mayer croyait pouvoir affirmer :

« La tonalité en mi bémol majeur du début est trompeuse. Le mythe ne commence nullement sur une tonalité en mi bémol majeur quand le rideau se lève…, le sacrilège a déjà été commis” » (à l’origine de cette interprétation, on trouve l’obtention de la lance de Wotan à partir des branches du frêne du monde, symbole de son désir de puissance). La musique wagnérienne, à vrai dire, ne trompe jamais : elle ne peut nous égarer, puisqu’elle est le véhicule du sens premier, puisqu’elle traduit, à elle seule, le contenu et la forme même de l’action dramatique.

Comment interpréter te prélude de l’Or du Rhin d’un point de vue musical ? Tout spécialiste de Wagner le sait, même Hans Mayer, il n’y a là rien de bien nouveau. D’un contre mi bémol majeur octavé se développent, selon la loi de l’harmonique, les sept notes de la gamme (dont le rythme se subdivise en 136 mesures) symbolisant le devenir du monde. Les reprises toujours plus denses des huit voix des cors traduisent la montée des forces naturelles, d’abord de l’élément liquide sous forme de vagues (mesure T 49/81), puis l’apparition des contours plus nets d’élément solide (mesure T 90/106). Le premier changement de l’harmonie, dans un accord de la bémol majeur en signifie, selon Kurt Overhoff, « la naissance de la vie à partir de l’élément liquide » . C’est là que prennent forme les filles du Rhin. Celui qui ne reconnaît pas dans la pentatonique des premiers chants « l’expression suprême de la pureté », ne possède aucune sensibilité musicale. C’est ce qu’exprimeront avec la plus grande netteté, les accords suivants, dans l’enchaînement mélodique où s’incarnent ces créatures.

Lorsqu’elles adressent leur chant à Alberich : « Treu sind wir, und ohne Trug dem Freier, der uns fängt «, (Nous sommes fidèles et sans tromperie au prétendant qui nous saisit»), lorsqu’elles saluent dans l’éclat de l’or le rayonnement de la joie, dont elles vantent l’alliance et auquel elles dédient la volupté de leurs ébats, tout respire une grâce joyeuse, la spontanéité de leur grâce innocente. Ce n’est que plus tard que la clarté de ce tableau s’assombrit, dans la plainte qui accompagne le deuil de la perte de l’or : « Rheingold ! Reines Gold ! O leuchtete noch in der Tiefe dein laut’rer Tand ! » (Or du Rhin ! Or pur ! Oh ! si luisait encore aux abîmes ton clair hochet»).

Le texte ne fait que confirmer notre interprétation de la page musicale. Comme cela lui arrivera encore si souvent, Monsieur Chéreau ne tient compte ici ni de l’un, ni de l’autre. Malgré l’évolution funeste des évènements, les filles du Rhin conserveront leur innocence jusqu’à la fin de la Tétralogie le sacrilège commis à l’encontre de la nature les épargnera, et on doit comprendre leur évolution dans un vivant contraste avec la corruption du monde.

Du reste, jusqu’à l’avertissement d’Alberich, « Spottet nur zu ! Der Niblung naht curem Spiel » ( Moquez-vous à votre aise Le Nibelung se mêle à votre jeu »), nous avons encore affaire à un monde intact, aux « temps bénis de l’amour». Ce n’est qu’avec le vol de l’Or, (selon une stratégie bien précise) et la malédiction d’Alberich, que se situe l’origine précise de la « chute » et du « règne de la force ». Le seul critère de la composition musicale et l’interprétation parallèle des agissements d’Alberich et de Wotan justifieront notre thèse. Wotan, devenant à ce moment précis parjure, s’empare de la lance aux dépens de Freia (c’est à dire de l’amour), et conclut le pacte avec les géants, en vue de la construction du Wahalla. Plus tard, au cours de la transition qui nous mène à la deuxième scène de l’Or du Rhin, la musique se fera encore plus distincte, dans la symbolisation du RING et de la construction du Walhalla, dans un escamotage flagrant des distances temporelles, moyen parfaitement légitime de l’expression artistique.

Jusqu’à la fin de la première scène de l’Or du Rhin, la diversité des évènements (méconnue de tous ceux qui voient l’expression musicale en contradiction avec le drame), s’étage en moins d’une demi-heure à l’intérieur de distances temporelles considérables, d’époques entières et ne fait que traduire, sous une forme extrêmement condensée, seule justifiée par la liberté de l’Art, le devenir du monde la montée des forces naturelles, l’apparition de la vie au sein de l’élément liquide et de ses mouvements, la jouissance et les ébats de la créature, l’épanouissement des êtres, dans la forme la plus pure du désir amoureux, l’ouverture et le dialogue au sein de l’amour, et pour finir l’intrusion brusque des forces destructrices de la possession et de la conquête,ou encore la séparation des êtres dans l’isolement et le repli sur soi-même.

 

2. L'incarnation du pouvoir par Alberich [remonter]

Le second problème fondamental, au niveau du drame, concerne ta réflexion sur la nature du pouvoir à l’intérieur du RING. A travers les personnages d’Alberich et de Wotan, Wagner veut nous montrer les diverses formes qu’il peut revêtir.

Bien que la notion même de pouvoir soit synonyme d’injustice, il existe cependant une différence de degrés et de nuances dans les formes qu’il revêt. Il existe une forme de pouvoir qui s’efforce de respecter la légalité et de limiter les effets de l’injustice. Malgré maintes réserves, nous pourrions la définir comme étant une forme constitutionnelle de son exercice (intégrée au sein de l’état). Il existe une autre forme de pouvoir qui, d’emblée, méprise le droit et le remplace par le règne absolu de la contrainte pure nous aurions alors affaire au despotisme et à la tyrannie. Alors que l’exercice légal du droit respecte et en courage la conclusion de conventions et de contrats, la tyrannie, elle, s’appuie sur la force de dissuasion de la terreur qu’elle inspire.

Patrice Chéreau a parfaitement pris conscience des nuances de l’exercice du pouvoir, qui, en dehors de ces deux extrêmes, connaît bien des formes intermédiaires. Cependant, lors de sa mise en scène du RING, en voulant à travers ses personnages incarner ces différentes formes du pouvoir, il a interverti les rôles. De par une «brutalisation optique», il prête à Wotan les traits d’un tyran, alors qu’il minimise l’importance d’Alberich. Or, nous devrions avoir exactement l’inverse, si nous nous en tenons au texte musical.

Il suffit de comparer la tonalité du Walhalla, qui se rapporte au personnage du Wotan, avec le thème de l’anneau, soulignant le caractère d’Alberich. Ces deux différents thèmes ont entre eux une grande similitude. De par leur structure, ils traduisent l’incarnation du pouvoir, tout en laissant reconnaître une très grande divergence au sein de leur nature profonde.

Le thème de l’anneau est soumis à la déformation d’une syncope il reste indissolublement lié à une seule et unique dissonance, qui garde un caractère obsessionnel et lancinant. A l’opposé, le thème du Walhalla s’épanouit au sein de l’harmonie de plusieurs accords, clairement reliés entre eux par autant de sonorités douces et ouvertes. Le règne du droit et le respect des conventions et contrats, se comprendrait au sein de ce vaste espace intérieur qu’exprime cette mélodie, alors que le thème de l’anneau concrétise les forces démoniaques de la contrainte et de la terreur.

Les premières notes douloureuses du thème du règne de l’Or, se brisant en une tierce majeure stridente (mesure T 2295), qui préludent aux menaces d’Alberich : « Zittre und zage, gezähmtes Heer ! Rasch gehorcht des Ringes Herrn » ( « Tremble d’effroi horde domptée ! Obéissez promptement au maître de l’anneau ! ») persuadent du caractère démoniaque et tourmenté du personnage. Comment Patrice Chéreau l’interprète-t-il, lui qui se nomme à juste titre le sombre Alberich, prince des ténèbres. Il le fait évoluer sans masque, à visage découvert (Zoltan Kelemen) dans un costume de ville beige. Serait-ce là l’image d’un homme avide de pouvoir, qui brandit impitoyablement son fouet sur le peuple effrayé, et profère ouvertement la menace de vouloir le soumettre à son autorité et le contraindre à la servitude? Le metteur en scène peut-il faire évoluer son personnage normalement sur scène, lui prêter un caractère familier? Comment pouvons nous alors nous expliquer son apparence bourgeoise, honnête, alors que la musique fait ressortir le côté sadique du tortionnaire ? La disparité des impressions reçues, et leurs conséquences immédiates pour le spectateur, seront commentées dans la suite de notre exposé.

 

2. L'incarnation du pouvoir par Wotan [remonter]

Avec le personnage de Wotan, nous assistons au phénomène in verse le metteur en scène commet une erreur d’interprétation opposée en faisant apparaître Wotan, le fils de la lumière, sous les traits d’un tyran. Pourquoi vouloir prêter à la divinité suprême du mythe un caractère exclusivement malhonnête, en négligeant les autres aspects de sa personnalité. Il est vrai que dès son entrée sur scène, Wotan se fait complice d’actions qui le montrent sous son plus mauvais jour. Victime de la confiance aveugle qu’il nourrit à l’égard de Loge, il se rend coupable de légèreté en concluant, pour affermir son pouvoir, une alliance qu’il sait devoir trahir.

Son second délit, le vol de l’or d’Alberich, par la ruse et la force, ne peut à vrai dire être considéré comme un crime, mais comme la conséquence inévitable de la légèreté de sa conduite et de la situation difficile dans laquelle il se trouve. Pourtant ce n’est qu’après maintes hésitations qu’il entreprendra son voyage pour Nibelheim, au prix d’insurmontables difficultés, dans un simple désir de survie. Même sa quête de l’anneau, qu’il partage avec les autres personnages, résulte d’influences extérieures, et n’est nullement le fruit d’un désir coupable. Lorsque Frida essaie de le gagner par la flatterie « Gewänne mein Gatte sich wohl das Gold ? » (« Mon mari pourrait bien conquérir l’or ? ») il reste, bien que pris sous le charme), sur ses réserves. « Des Reifes zu walten, rätlich will es mich dünken. » (« Etre maître de l’anneau me paraît opportun »). Ce n’est que lorsque Donner le somme de réfléchir : « Zwang uns allen schüfe der Zwerg, würd’ ihm der Reif nicht entrissen.» ( « Contrainte sur nous tous exercerait le nain, si l’anneau ne lui était enlevé.») qu’il fait état de sa détermination de s’emparer de l’anneau : « Den Ring muß ich haben » ( « L’anneau, je dois l’avoir »). Dans sa quête du pouvoir, il veut moins s’imposer, que parer à des dangers menaçants. Cette mesure de prudence ne se trouvera que trop justifiée par la vantardise et de défi lancé par Alberich : « .. mit gold’ner Faust, euch Göttliche fang ich mir alle » (« Avec un poing d’or, je vous prendrai tous, vous, divins »)!

A en juger de par ses seules actions, Wotan se rend constamment coupable de violences et de brutalités. Mais il suffit de pénétrer plus avant la nature des motifs de ses agissements, pour qu’ils se révèlent n’être la suite que d’une faute unique, commise par légèreté, dans la distraction de l’instant, et non par préméditation et traîtrise. Selon les lois de cause à effet s’ensuit alors un enchaînement fatal, qui trouve son apogée dans le corps à corps d’une lutte pour le pouvoir, où les adversaires se trouvent précipités malgré eux, et perdent le contrôle de leurs actions. Subjugués par la violence des combats, nous oublions trop volontiers que Wotan, pendant les instants trop fugitifs où il redevient maître de ses actions, essaie de s’en tenir à la stricte légalité. Il respecte la justice et le droit, reconnaît la valeur de principes qu’il s’efforce à l’instar d’Alberich d’appliquer ; il interdira par exemple à Donner d’engager la bataille avec les géants : « Halt, du Wilder ! Nichts durch Gewalt ! Verträge schützt meines Speeres Schaft. » ( Arrête, sauvage ! Rien par violence. Le bois de ma lance est garant des contrats. »)

De par sa nature profonde, Wotan exerce son pouvoir selon la loi et le droit. La musique, en caractérisant les formes les plus secrètes et intimes de sa volonté, nous en donne une très nette confirmation. L’expression mélodique traduit avant tout la droiture, la vérité du personnage. Non seulement la tonalité du Walhalla nous le confirme, mais également le thème musical qui accompagne la conclusion du pacte, où toute forme violente et agressive s’apaise au profit d’une volonté de réconciliation. Du reste, ce n’est qu’au cours du long monologue du deuxième acte de La Walkyrie, que la vérité du personnage éclatera. Jamais homme d’action n’a débattu avec sa conscience avec autant d’âpreté et de violence, c’est là que la personnalité du souverain donne sa pleine mesure et qu’elle peut être comprise. Relevons bien cet aspect du problème les accès douloureux de désespoir qu’exprime la musique, n’acquièrent leur juste valeur que pendant ces instants précis du drame. Ils nous donnent une idée exacte de la valeur du personnage et de sa situation conflictuelle quasi inextricable. L’intériorité de cette situation conflictuelle, et la capacité de souffrance du personnage, se trouvent projetés à l’extérieur, le spectateur n’échappant pas à la force persuasive de la musique.

Les formes de tous ces bouleversements qui se déroulent devant nous, dans la violence de leurs soubresauts, se trouvent de par leur consistance au sein de l’élément musical, stylisées d’une manière qui transcende la nature même de l’évènement. La personnalité de Wotan, son destin, se mêlent dans la majesté d’une symbolisation aux évènements du monde, de sorte que l’issue du conflit semble concerner la marche de nos propres destinées. L’échec de cette audacieuse tentative, l’instauration du règne du droit, se heurtant à d’éternels obstacles, peut être amèrement ressentie et nous touche par le côté tragique, irrémédiable, universel de l’évènement. Une compréhension exacte du personnage du Wotan se révèle être la clef d’une juste interprétation de la Tétralogie, qu’une mise en scène adéquate devrait traduire.

 

3. L'interprétation scénique de Wotan par Patrice Chéreau [remonter]

Les moyens dont dispose un metteur en scène, pour mettre en valeur ses personnages, (déjà étroitement définis par la musique et le texte), sont, en dehors du costume, tous les mouvements qu’il leur prête pendant leur évolution sur scène. Examinons la gestuelle de Wotan sous la régie de Patrice Chéreau et jugeons ainsi de la valeur interprétative de sa mise en scène.

Nous distinguerons, pour une meilleure vue d’en semble, cinq figures fondamentales dans les mouvements scéniques, dont chacune produira un effet précis sur le spectateur.

Au cours de sa première évolution sur scène, Wotan se livre à d’incompréhensibles brutalités. Il blesse brutalement Alberich à la main, à l’aide de sa lance (symbole du règne du droit avant d’arracher l’anneau du doigt ensanglanté). Il transperce Siegmund de son épée, avant que Hunding ne lui donne le coup de grâce. Dans ces deux cas précis, Wagner n’a nullement prescrit un tel usage de l’arme il s’agit là d’une pure invention du metteur en scène. On ne peut qu’y voir sa volonté de faire apparaître, à tout prix, Wotan sous les traits d’un tyran.

Ensuite, ses gestes expriment la perfidie et la ruse (mais seulement au cours de la deuxième scène de l’Or du Rhin). Quel spectacle déplorable offre-t-il alors ! A peine oserons-nous en croire nos yeux. Tête baissée et le dos courbé, Wotan, témoin d’une altercation, se conduit comme s’il n’attendait que le moment propice pour reprendre la situation en main. Son attitude est faite d’un mélange de mesquinerie et de friponnerie. Comment y voir l’image du représentant du droit et de la légalité qui revient sur la faute commise, en s’efforçant de reprendre en main sa destinée pour faire face à l’adversité ? Son attitude se révèle être celle de l’ambitieux et du coquin, qui craint de perdre une position chèrement acquise, pour retomber au point de départ de son ascension douteuse.

La troisième forme des mouvements scéniques traite des multiples brutalités dont Wotan se rend coupable. Pourquoi, pendant les deuxième et troisième actes de La Walkyrie, se livre-t-il à un corps brutal avec Brünnhilde ? Et pourquoi, au cours du premier acte de Siegfried, jette-t-il Mime à terre ? Il est pénible de voir pendant le troisième acte de Siegfried, que même devant Erda rien ne l’arrête, alors que selon « la musique et la partie chantée » il devrait lui montrer le plus grand respect. Même dans ses accès de colère, il doit rester maître de lui-même, car l’expression musicale interdit le caractère excessif d’une agressivité incontrôlée.

Dans un quatrième temps, nous aurons une exagération des mouvements scéniques, qui ira dans un sens totalement opposé. Il ne s’agit pas là de traduire l’horreur des brutalités commises, mais, au contraire, un élan vers le bien qui n’est nullement dans la nature de Wotan. Au cours du troisième acte de La Walkyrie, après un accès de colère envers Brünnhilde et un changement brusque d’humeur, il se montre soudain « conquis et profondément ému », en la relevant et l’attirant à lui. Selon la version wagnérienne, il va jusqu’à plonger son regard dans ses yeux, sans toutefois l’enlacer tendrement, comme s’obstine à nous le montrer Patrice Chéreau. Cela n’arrivera que lorsque résonnera la mélodie célébrant l’amour des Wälsungen.

Pendant le second acte de La Walkyrie, lorsqu’il désarme Siegmund, rien ne l’empêcherait de mettre son adversaire à mort. Il est certes touchant de le voir, tomber à genoux devant le vaincu et le prendre spontanément dans ses bras mais il aurait été plus vraisemblable de traduire l’expression de sa douleur par son immobilité grandissante, où se serait révélée une véritable grandeur d’âme. Le geste d’attirer carrément l’adversaire à lui donne dans l’artificialité d’un sentimentalisme déplacé.

Au cours du deuxième acte de Siegfried, comment Wotan peut-il oser mettre sa main sur l’épaule d’Alberich, dans un geste de franche camaraderie, comme s’il voulait l’encourager à une entreprise commune ? Que veut dire ce semblant d’avances ? N’est-ce pas là un geste parfaitement déplacé vis-à-vis de l’adversaire, avec lequel il doit se mesurer dans un combat où il y va de la vie ou de la mort ? De plus, Chéreau est passé à côté de l’effet de tension qui aurait dû monter entre les deux protagonistes.

Enfin, au cours d’un cinquième temps, selon la version de Patrice Chéreau, Wotan doit abandonner sa lance, non au moyen d’un subterfuge, mais en mettant visiblement à la portée de tous le symbole de son pouvoir, comme s’il voulait encourager ses adversaires à le partager avec lui. Au cours du second acte de Siegfried, il va jusqu’à consentir à ce qu’Alberich étende les mains sur sa lance. Au cours du troisième acte, Siegfried lui disputera son arm. A vrai dire, Wotan ne cède pas son pouvoir de cette manière il y consent en pleine connaissance de cause, sans se le laisser brutalement arracher par ses adversaires, sa fierté native lui interdit l’humiliation d’une telle défaite. C’est lui, qui recherchera la dernière confrontation d’une manière toute symbolique et poussera Siegfried à briser sa lance mais il ne laissera à personne d’autre le droit d’y toucher ou d’en prendre possession. Ce sera lui, et personne d’autre, qui ramassera les débris de l’épée.

Résumons les divers impressions que le spectateur retire de tels mouvements scéniques : la mise en scène force d’abord le côté tyrannique et excessif du personnage qui se révèle être, de par sa perfidie, un sinistre individu, d’une agressivité anarchique ensuite, elle souligne ses élans de générosité, son affabilité et son sentimentalisme ; enfin elle lui fait perdre toute sa dignité, en le laissant abandonner de plein gré son arme. Que signifient de tels critères pour l’évolution de Wotan sur la scène ?

Sans aucun doute, ils visent, en contradiction totale avec la musique et le texte, à diminuer la stature du personnage, à le dégrader dans sa moralité. Il ne peut perdre sa dignité puisqu’il ne l’a jamais possédée. Le personnage clef du drame se situe d’emblée en dehors de toute légalité.

Il est vrai que cette interprétation, loin d’être le fait du hasard, repose sur une volonté délibérée du metteur en scène. Nous nous permettons d’insister encore une fois sur le fait qu’elle se trouve en contradiction absolue avec l’oeuvre wagnérienne, avec sa nature profonde, et qu’elle ne peut, pour cette raison, être approuvée.

5. La représentation et l'interprétation de la puissance selon Patrice Chéreau [remonter]

L’erreur de l’interprétation scénique du personnage du Wotan nous conduit à un second problème, dont l’interprétation sera décisive pour une exégèse de la thématique du RING.

De quelle manière le metteur en scène a-t-il interprété l’idée maîtresse du drame : la représentation de la puissance au cours de sa mise en scène. Et quelles conclusions en a-t-tu tirées ? Dans la mesure où cette question se trouve en rapport direct avec l’analyse des personnalités de Wotan et d’Alberich, nous y avons répondu avec suffisamment de précision. Mais nous aurons à tenir compte d’autres aspects à l’intérieur de cette problématique nous nous livrerons à cet effet à une analyse approfondie de la deuxième et quatrième scène de l’Or du Rhin, en nous concentrant sur les quatre points suivants.

Premièrement : Le Walhalla érigé pour symboliser affermir le pouvoir de Wotan. De par la tonalité du thème du Walhalla, la musique nous renseigne en premier lieu sur la nature même de ce pouvoir. Celui qui s’est laissé pénétrer de la résonance des tubas wagnériens du début de la seconde scène, en restera impressionné jusqu’à la fin de son existence, (à condition que le chef d’orchestre n’ait pas été Monsieur Pierre Boulez). Les accords prêtant corps à l’expression de majesté et de puissance nous subjuguent, la linéarité et la pureté structurale de la page musicale, et la douceur nuancée des gradations, nous gagnent, nous inspirent confiance. L’interprétation scénique est-elle à la mesure de l’expressivité de la musique ? Le château, qui se découpe à l’arrière plan, avec la multiplicité de ses tourelles qui ont l’air d’être faites de sucre candi et de pain d’épices, revêt une apparence fragile de jouet, et n’a aucunement l’allure d’une forteresse, siège de la puissance seigneuriale et de « sa domination sur le monde ».

Deuxièmement : les dessins mouvants des nuages font partie intégrante du thème du Walhalla et servent de transition pour la deuxième scène de l’Or du Rhin. Ils traduisent une extension spatiale vers l’infini, et mènent, selon les instructions de Wagner, vers les régions éthérées de sites montagneux. Quels décors nous propose Patrice Chéreau dans sa mise en scène ? Devant un mur en diagonale se faufile un sentier étroit, où s’agitent, (dans un énervement plus ou moins grand) jusqu’à neuf personnes. Dans un coin, se trouvent entassés pêle-mêle caisses et outils comme dans un déménagement de « nécessiteux ». Au début de la scène, Wotan dort, enroulé dans son manteau, près de ce bric-à-brac. Nous le verrons plus tard y poser négligemment sa lance, comme s’il s’agissait là d’un vulgaire outil. Voilà pour ce décor qui nous suggère le cadre de vie « au rétréci » d’une famille de petites gens, logés à l’étroit. Quel contraste flagrant avec la musique wagnérienne qui se veut l’expression d’évènements dramatiques, décidant des destinées du monde !

Troisièmement : Une orchestration particulièrement « plastique » de violons et d’altos, dans leurs reprises à dix huit voix, traduit les roulements du tonnerre à l’appel de Donner, et la montée de vapeurs lourdes et de nuages livides s’élançant vers le ciel. Que voit-on sur la scène ? On laisse s’échapper d’une caisse, des nuages de vapeur, tandis que les éclairs sont artificiellement produits par des marteaux mécaniques. La domination de la nature, la personnification des forces spirituelles dans un ordre réel et cosmique, tournent à l’astuce de kermesse. L’Or du Rhin, en comédie ironique, en burlesque fantastique, n’est-ce pas là un progrès notable ?

Quatrièmement : Patrice Chéreau continuera de nous réserver bien des surprises lors de sa mise en scène de l’entrée des Dieux dans le Walhalla. Wotan est apparemment le seul qui soit vraiment capable de se rendre au château : derrière lui, se traîne un groupe d’individus chancelants et récalcitrants ; sans nul doute un spectacle fascinant, d’une grande expressivité : jamais agonisants ne se sont débattus contre la mort avec autant d’acharnement. Si seulement l’arrière-plan musical pouvait ne pas exister Il ne concorde nullement avec ce qui se passe sur la scène. Musicalement parlant, l’évènement aboutit à une marche triomphale et non à cette marche forcée vers l’inévitable catastrophe. Entre le triomphe voulu par la musique et le sentiment de crainte qu’exprime le tableau de scène, il existe une contradiction difficilement soutenable. En fait, l’entrée des Dieux a lieu sur l’arrière plan musical des thèmes du Walhalla, de Loge, de la plainte des filles du Rhin, de l’Epée et enfin des séquences diaphanes et aériennes du thème de l’Arc-en-ciel.

Siegfried Melchinger, lui, est de l’opinion suivante : « Lorsque les Dieux font leur entrée dans le Walhalla, sur l’arrière plan musical en ré bémol majeur d’instruments à vent, nous assistons à trois phénomènes différents. Nous voyons d’abord un cadavre étendu à terre, Fasolt, la première victime de la malédiction ; nous sommes ensuite témoins des propos de Loge, puis de la réponse des filles du Rhin et des éclats de rires sarcastiques des détenteurs du pouvoir. »  

La musique wagnérienne n’exprime-t-elle pas là, la véritable nature du drame, dans toute la tension dramatique de l’instant ? La réponse est très simple : la musique de Wagner, particulièrement à la fin du thème de l’arc-en-ciel, est l’expression la plus fidèle du triomphe qui remplit les coeurs des futurs habitants du Walhalla, pendant leur prise de possession de la forteresse, après qu’ils aient surmonté les derniers obstacles. C’est justement ce que Loge nous confirme : se fiant à leur seule imagination, ils se croient déjà arrivés au but, ils ont banni de leur mémoire toute trace de doute, et c’est pourquoi ils doivent (en accord complet avec la musique), prendre possession de la forteresse, portés par une confiance aveugle en une victoire certaine.

La mise en scène de l’Or du Rhin du 12 août 1976 ne rendit guère l’expression de ce triomphe par des gradations musicales particulières ; le chef d’orchestre, en la personne de Pierre Boulez, fit jouer les sous- thèmes de l’arc-en-ciel, sans interruption en fortissimo : il accomplit le tour de force de rendre inaudible ce que jusqu’ici on s’était efforcé de traduire. Autant par la musique que par la mise en scène, les finales de l’Or du Rhin furent rendues de manière déplorable et absolument fausse.

Résumons-nous. Si nous tenons compte, dans l’interprétation scénique que nous donne Patrice Chéreau de la puissance, des quatre éléments que nous nous sommes efforcés de décrire, personne ne nous contredira dans notre assertion suivante : l’effet produit est celui d’une « bagatellisation » du pouvoir dans la plus pure tradition parodique. L’attitude adoptée est celle d’une simplification à outrance. Il est bien connu qu’une parodie ne prend guère au sérieux ce qu’elle veut contrefaire. Le décalage des éléments significatifs, à l’intérieur de l’objet représenté, transpose l’original en une copie méconnaissable qui ne conserve presque rien de la signification première. La parodie n’a rien de commun avec l’objet parodié. Légitimer d’un point de vue artistique un tel procédé, supposerait, du moins, une différenciation attentive entre la copie et l’original, entre l’objet « originel » et la parodie. Si on donne satisfaction à cette exigence, du reste parfaitement légitime, le reste n’est que question de goût. Celui qui d’emblée renoncerait à l’original du RING, à son contenu, à sa vision particulière du monde, (puisque de toute façon une « réceptivité», une intuition de l’oeuvre wagnérienne lui fait défaut) peut, selon toute vraisemblance, opter pour la légèreté d’une distraction, d’une parodie. Cet aspect du problème laisse à la mise en scène de Patrice Chéreau son entière raison d’être, justifie même son succès auprès d’un certain public. Mais en aucun cas le metteur et scène ne doit prétendre à une interprétation adéquate et fidèle de l’oeuvre, puisque sa mise en scène repose sur les prémisses fausse d’une représentation fantaisiste de la notion du pouvoir, à l’intérieur du RING.

Patrice Chéreau aurait dû signer de son nom ce qu’il eut le courage de nous montrer, lors du centenaire du Festival de Bayreuth ; car ce n’était plus du Wagner, mais une adaptation fort libre selon le goût du metteur en scène, une improvisation sur l’Anneau du Nibelung :

« Première partie, l’Or du Rhin, parodie de l’idée wagnérienne du pouvoir, selon Patrice Chéreau » tel aurait dû être le titre exact de cette représentation.

Voilà pour la première des mises au point nécessaires.

La seconde concerne l’élément musical. Qu’advient-il de la musique originale de Wagner, puisqu’elle est loin de se prêter à une telle parodie ? Il faudrait pour ainsi dire la « revoir». Une solution consisterait en une re-composition fort libre de l’original, du modèle Il aurait fallu adopter le même procédé pour un remaniement du texte dramatique. De telles difficultés, si imprévisibles et imprévue soient-elles, ne remettent nullement en question le procédé parodique. Si le parodiste veut que son oeuvre soit appréciée, il faut qu’il aille jusqu’au bout de l’entreprise, qu’il en porte toutes les conséquences, même si cela doit s’avérer être une tâche délicate.

 

6. La parodie du pouvoir [remonter]

Si nous examinons plus attentivement le problème, il importe de réfléchir sur la raison d’être d’une interprétation parodique de l’exercice du pouvoir. A qui profite-t-elle ? L’effet d’hilarité produit justifierait-il la ridiculisation systématique de l’exercice du pouvoir, l’ignorance et la méconnaissance de ses dangers ? L’humanité, en cette fin de vingtième siècle, a souffert des séquelles des abus et excès du pouvoir. Les démasquer pour mieux les combattre va dans l’intérêt de tous. Pour se protéger des abus du pouvoir, pour être en mesure de s’en défendre, il faut considérer le problème dans toute son étendue et sa gravité. Le prendre à la légère, encourager une parodie, favorise une passivité coupable à son égard. Le réveil des consciences pourrait être brutal, si un pouvoir dictatorial s’abattait sur nous et nous trouvait sans défense.

Une stratégie défensive vis-à-vis du pouvoir implique une connaissance approfondie de sa vraie nature, une estimation exacte de ses dangers et tentations son caractère néfaste ne se révèle qu’après coup, car l’exercice de la puissance peut se cacher sous un aspect flatteur, se voiler sous de trompeuses et séductrices apparences, invoquer des idéaux et même en appeler à la morale il suffit pourtant de se laisser pénétrer de l’harmonie des accords du thème du Walhalla, qui sombrera dans la violence et l’élémentarité d’une crise où, dans une atmosphère de catastrophe, la gravité des problèmes ne se résoudra que par l’usage de la force et une violation du droit.

Notre argumentation ne parle guère en faveur d’une parodie, de la diminution, la falsification de la nature du pouvoir exercée par Wotan ; erreur d’interprétation que, du reste, Patrice Chéreau n’est pas seul à commettre. Sa représentation de la puissance, dans l’Or du Rhin, qu’il s’applique à diminuer et ridiculiser à nos yeux (il suffit de mentionner sa symbolisation très particulière de l’orage) ne nous impressionne guère car elle ne peut, selon toute vraisemblance, mener à une catastrophe universelle et perd, à cet effet, toute valeur dramatique. En raison de la gravité des catastrophes engendrées au cours du drame par l’exercice même du pouvoir, on ne peut envisager le problème que dans toutes ses implications et son étendue, et en examiner le côté séduisant de la fascination qu’il peut exercer. Fasolt pourra dire du pouvoir qu’il « domine de par la seule fascination qu’il exerce sur ceux qu’il séduit » et c’est là que réside le véritable danger : les protagonistes du drame iront vers la catastrophe, dont ils ignoreront jusqu’au bout l’issue fatale. A la vue du Walhalla, Wotan s’écriera « Que soit achevée l’oeuvre éternelle ». Le fait décisif pour l’interprétation du drame est qu’il y croit jusqu’au bout.

Au lieu de parodier, de falsifier le message du RING, nous devrions être reconnaissants à cette oeuvre d’art d’avoir su traduire si fidèlement les problèmes posés par l’exercice du pouvoir, en en analysant les origines, en suivant son évolution dans sa splendeur et sa misère jusqu’au déclin final pour que nous puissions pour notre propre édification apprendre à le bien connaître et pouvoir faire face à ses dangers.

 

 

Le Mythe et le Temps

1. Du caractère insolite du purement humain [remonter]

  Avant d’entrer plus amplement dans les détails, nous voulons nous livrer à une dernière approche de l’aspect essentiel de notre problématique et en relever l’aspect critique et fondamental. Quel rapport existe-t-il entre le mythe et le temps ? C’est sous cet angle que nous envisagerons le problème. On croit en général pouvoir s’accorder sur le fait suivant le mythe est intemporel ou hors du temps, c’est-à-dire qu’il n’est lié à aucune époque précise ou historiquement définissable. L’intemporel vaut pour chaque époque, mais rares sont ceux qui en entrevoient les conséquences. Wieland Wagner fut l’un des rares à constater l’actualité éternelle du mythe. Le mythe traduit les formes et les archétypes de l’existence, la structure profonde des formes de la volonté et des motifs communs aux agissements des hommes, dans leur finalité et leur actualisation de l’humain. Chacun devrait donc pouvoir se reconnaître dans les personnages et les évènements incarnés par le mythe qui, pourtant, restent étrangement lointains. Le mythe de la Tétralogie wagnérienne contient des éléments qui diffèrent totalement de nos conditions de vie actuelles.
      Cette contradiction, entre l’intemporalité du mythe et l’actualité de notre présent, pose un problème quasiment insoluble à ceux qui ne l’envisagent que sous son aspect théorique : ils se heurtent à l’incommensurabilité des deux phénomènes et à leur manque évident de concordance. Dans leurs efforts visant à établir une concordance entre le mythe et le temps, ils ne parviennent pas à faire abstraction de leur propre enracinement dans le temps. Ils se refusent à une interprétation purement mythique du drame, croient pouvoir soumettre le mythe à certaines adaptations en se justifiant de la manière suivante : si notre époque se révèle être incompatible avec le mythe, ne souffrant aucun phénomène d’identification avec lui, inversement, si le mythe se trouve transposé dans notre temps, il doit en prendre nécessairement les formes. La tradition mythique, avec ses géants, ses dieux et ses dragons évoluant hors du temps et prenant réalité au sein de l’oeuvre wagnérienne, reste incompréhensible aux hommes d’une civilisation techniquement avancée ; le mythe se comporterait comme un corps étranger, comme un monde lointain dont nous aurions perdu l’accès ; voilà pour l’essentiel de l’argumentation de connaisseurs et de spécialistes du domaine artistique qui se déclarent partisans d’une « humanisation du mythe ».

Les critiques se plaisent souvent à remarquer qu'un interprète de Wagner serait parvenu à prêter un caractère humain à son interprétation, à en affaiblir le côté mythique. On y voit l’effet d’un mérite dont on fait le plus grand éloge. On associe au mythe tout ce qui est naturel, familier et proche. Voir dans le mythe et l’humain deux phénomènes qui s’excluent, quel malentendu ! Puisqu’en réalité cette opposition se révèle illusoire. Il est inutile de voir dans ces deux phénomènes la manifestation d’une contradiction. Une « humanisation » du mythe est parfaitement superflue puisqu’il est l’incarnation même, l’archétype de l’humain ; il en est la traduction la plus fidèle et immédiate. Sa valeur de message lui confère son actualité.

Si le mythe prend forme dans l’incarnation du purement humain, et si, malgré tout, il garde son aspect insolite, sans commune mesure avec nous, la conclusion s’impose que nous avons perdu notre humanité. Nous sommes devenus étrangers à nous-mêmes.

Comment cela a-t-il pu se produire ? Ce qui nous concerne au plus intime de nous-mêmes devrait nous échapper ? Notre humanité se dérobe à notre regard et reste inaccessible, comme les forces vives de notre subconscient qui échappent à notre investigation et ne font surface qu’au moment où nous partons consciemment à la recherche de notre moi profond. Le processus d’une recherche de l’inconscient ne se déclenche pas de lui-même.

2. Du dépassement de l'étrangeté mythique [remonter]

Nous sommes arrivés au coeur du problème. Comment rendre accessible le mythe de la Tétralogie et sa mise en valeur du « purement humain » à ceux qui voudraient l’aborder ? Comment favoriser une familiarisation avec l’oeuvre, faire ressortir son actualité ? En d’autres termes, comment permettre au spectateur, malgré la difficulté d’un premier contact, de revivre intensément l’action exprimée par le mythe en s’identifiant aux personnages figurés par lui.

Cette question fondamentale devrait être à la base des préoccupations immédiates du metteur en scène qui se trouve confronté, lors de sa réalisation de l’oeuvre, avec les incompatibilités du temporel et de l’intemporel qui, à un niveau concret, se font déjà ressentir dans le domaine du visible. Comme nous l’avions déjà fait remarquer, une solution ne saurait être trouvée dans une humanisation ou une actualisation du mythe ; ce qui a été de tout temps, ne saurait devenir plus humain, plus actuel, puisque son actualité est l’éternellement humain.

Au cours de sa mise en scène de la Tétralogie, Patrice Chéreau s’est même efforcé de trouver une solution à ce problème : il a cherché un moyen adéquat de rendre le mythe accessible au spectateur, dans le déroulement de l’action scénique. Nous allons maintenant mesurer les résultats concrets de sa tentative. Les prémisses qui furent à la base de son activité se révélèrent cette fois-ci exactes.

A plusieurs reprises, il insista sur le fait que la Tétralogie wagnérienne était d’une grande importance pour notre époque, il soutint même cette opinion en public. Mais déjà sa première conclusion, selon laquelle une action dramatique et sa valeur de message devraient se dérouler nécessairement dans un cadre contemporain, s’avéra inexacte.

3. La transposition du mythe dans notre temps [remonter]

Ce fut dans l’intention du metteur en scène de transposer consciemment le mythe dans une époque moderne précise et d’insister par là-même sur sa « modernité ». Il laisse se dérouler l’action intemporelle du mythe à l’intérieur d’une époque précise dont il a fixé les limites. Cette époque, d’après ses propres indications, irait de la seconde moitié du siècle jusqu’à nos jours. C’est ce que traduisent, sans malentendu possible, les décors où les marques et symboles de l’industrialisation et la technicité de notre ère abondent, qui comprennent aussi bien les formes architecturales typiques d’un certain style de constructions, qu’un modernisme dans l’habillement des acteurs.

Quel but pouvait bien poursuivre Patrice Chéreau ? Où voulait-il en arriver avec sa représentation sur scène d’un barrage, d’installations mécaniques, de bâtisses du plus pur style bourgeois, avec des actrices évoluant en robes de soirée, des acteurs en costume de ville, sinon à une adaptation du mythe du RING à notre époque ? Croyait- il vraiment le rendre ainsi plus plausible, plus compréhensible, en un mot accessible ? S’est-il vraiment laisser influencer par de telles considérations, lors de sa mise en scène ? Ou bien voulait-il vraiment dégager l’action dramatique du RING de toutes ses implications mythiques, pour la transposer dans un tout autre contexte qui n’aurait été créé qu’en considération du présent ?

A l’encontre d’une telle hypothèse, nous devons insister sur le fait qu’il s’avère impossible de séparer l’action dramatique du RING de son cadre mythique car elle en fait partie intégrante d’emblée, mythe et action dramatique se confondent, étant identiques. De plus, l’action dramatique au sein d’un cadre mythique, se trouve d’abord déterminée par la musique et le texte qui l’interprète. Grâce à la mélodie et la partie chantée, l’action mythique trouve sa plénitude; l’oeuvre de mise en scène ne fait que transcrire, dans le domaine du visible, ce que l’auditeur imagine lorsqu’il s’est laissé pénétrer par la musique. La substance même de l’oeuvre ne s’en trouve nullement influencée. Tant que la musique et le texte, dans une fidélité absolue à l’oeuvre wagnérienne, font partie intégrante de la réalisation du RING, ce dernier garde une dimension intemporelle et mythique. Quelle mise en scène alors, de l’intemporelle ou de la contemporaine, peut le mieux traduire le côté mythique de l’intemporalité ?

4. De l’incompatibilité des contrastes entre la musique et la scène [remonter]

Monsieur Chéreau a cru voir à travers la transposition du mythe dans un cadre moderne, résolument contemporain, un moyen de se faire plus facilement comprendre, de se mettre à la portée du spectateur, afin de lui plaire. Lors d’une première objection, nous relèverons les multiples contradictions entre l’action mythique et intemporelle et son adaptation sur une scène moderne, leur hétérogénéité et leurs dissonances.

Siegfried forge son épée et parle du marteau à l’aide duquel il doit la forger. Les thèmes musicaux reflètent les sons qui se forment sous chaque coup donné sur toute la largeur de la lame. La manipulation du soufflet se trouve également traduite à travers la structure mélodique.

Que voit-on apparaître sur scène ? Une machine ? Un laminoir ou une presse servant à la fabrication des armes en série ? Invention technique de date récente, à caractère nettement contemporain...

L’incompatibilité entre les différents moyens d’expression artistique est à son comble, la déformation du sens également. Mais, sans prendre le comble pour critère, le ridicule revêt parfois de bien étranges aspects. Il est étonnant de voir par exemple Mime ramasser les débris de son épée dans du papier de journal, aller chercher une valise ou grimper sur une échelle de peintre, ou bien encore voir Hagen en costume de ville manipuler sa lance. Cette énumération d’incompatibilités, entre la musique et la scène, se laisserait indéfiniment poursuivre. L’important reste qu’une telle mise en scène manque de cohérence, qu’elle s’affaisse dans de multiples ruptures, reste heurtée et contradictoire et n’atteint pas au privilège insigne du drame wagnérien : l’unité d’une harmonie entre le son, le mot et l’image, dont Ernst Bloch reconnaissait tout récemment les mérites, lors d’une émission télévisée (« Questions sur l’oeuvre d’art de l’avenir, aujourd’hui »).

Il ne faudrait surtout pas croire que le metteur en scène n’ait pas pris conscience des contradictions entre la musique et la scène. Il poursuivait un but bien précis, et son intention était (aussi incompréhensible que cela puisse paraître) de jouer sur ces contrastes. Ce n’est que vers la fin de notre exposé que nous nous livrerons une vue d’ensemble, et que nous préciserons nos positions. Nous nous sommes tout d’abord préoccupés de la transposition scénique du mythe intemporel du RING ; nous aurons des objections encore plus graves à formuler contre une transposition du mythe dans un cadre contemporain, qui ne relèveront pas uniquement de la contradiction naissant entre l’expression musicale et l’oeuvre de mise en scène.

5. D’une identification avec l’oeuvre d’art et de la distance d’une approche critique [remonter]

Dans son identification avec l’objet d’art, la contemplation esthétique trouve sa consécration suprême. Elle s’établit au sein d’une complicité, qui naît entre nos propres impressions et le message de l’oeuvre, et nous permet d’apprécier la valeur de sa « substance » et la particularité de ses formes. Les créations dramatiques permettent au spectateur de s’identifier avec les personnages évoluant à l’intérieur du drame. Ces personnages exercent une telle fascination sur son subconscient, que leur existence fictive se mêle à la sienne, qu’il se reconnaît en eux. Au cours du processus d’identification avec les personnages du drame, sa personnalité se désintègre, une union se crée entre le spectateur et les personnages, l’intensité des sensations reçues s’en trouve accrue, sa conscience de lui-même approfondie.

A cette forme authentique d’une expérience artistique s’ajoute une autre variante, qui, chez certains spécialistes, jouit d’une grande faveur et à laquelle ils reconnaissent une nette supériorité : le caractère immédiat d’une identification avec l’oeuvre d’art se trouve suppléé par la distance d’une prise de position critique. (L’amateur d’art se laisse pénétrer par les impressions reçues tout en gardant une distance réflexive).

Se trouvent ainsi définies deux attitudes diamétralement opposées vis-à-vis de l’oeuvre d’art, qui se rencontrent rarement sous une forme extrême. Il arrive seulement que l’une de ses deux attitudes garde une prééminence sur l’autre. La distance critique convient sans doute mieux au domaine de la production artistique et de l’interprétation (point de vue analytique), tandis que dans la « perception » de l’oeuvre d’art, la volupté naissant de son identification avec elle, diminue d’autant que l’on prend ses distances vis-à-vis des objets contemplés. Car la « distance » exclut l’identification et coupe à sa racine même, le sentiment de bonheur qui naît d’une communion avec l’oeuvre d’art et d’une prise de conscience de soi-même en son sein. Seule l’aspiration innée de l’homme vers le bonheur, dans ses formes les plus diverses et à ses degrés les plus différents, permet de conclure, que pour tous ceux qui adoptent une attitude « réceptive »  vis-à-vis de l’oeuvre d’art, la forme idéale de l’expérience artistique résiderait en ce processus d’identification avec son message.

6. La projection de l’intemporalité sur les objets représentés par le mythe et leur figuration [remonter]

Arrivés à ce stade, nous pouvons nous interroger sur la valeur intrinsèque d’une mise en scène. Laquelle, de l’intemporelle ou de la contemporaine, favorise le plus chez le spectateur un processus d’identification avec l’action dramatique, c’est à dire la plénitude d’une expérience enrichissante de l’art ?

Le problème d’une mise en scène du RING, envisagé dans le contexte de son intemporalité et de sa « modernité », se laisserait aborder de diverses manières. Une constatation tout d’abord s’impose : la musique étant le véhicule premier de l’expression du drame wagnérien, l’évènement scénique doit se soumettre à la structure mélodique. Les évolutions sur scène doivent suivre rigoureusement les mouvements prescrits par le texte musical (prémisse). Puisque la musique se révèle être l’incarnation du « purement humain », puisque cet « archétype » prend forme dans l’intemporalité, la mise en scène doit rendre justice à ce caractère d’intemporalité. (Conclusion) — Puisque le  «purement humain» vaut pour chaque époque, il se laisse facilement transposer en une multiplicité de formes. Cependant, sa dimension véridique est celle de l’intemporel. Une interprétation sur scène devrait viser «l’immédiat», puisque des décors, nettement contemporains se révèlent n’être qu’autant de faux-semblants qui diminuent le degré d’expressivité du drame.

La véritable dimension du « purement humain » réside dans son intemporalité, et pourtant cette dimension nous reste étrangère, voilà tout le problème. Comme notre être le plus intime, le purement humain se dérobe à nos regards pour se réfugier dans l’intuition immédiate de l’intemporel. D’aucuns voient dans une adaptation, une transposition «moderniste», une solution à ces difficultés de communicabilité. Mais cela se révèle être un sophisme, car une accentuation du caractère contemporain du « purement humain » ne facilite guère une juste estimation du problème, et ne fait qu’augmenter les difficultés, nous détourne de l’essentiel. Nous nous voyons confrontés à de nombreux détails qui nous sont familiers mais ils n’ont, à vrai dire, rien à voir avec l’objet représenté et peuvent mener à une fausse interprétation du message de l’oeuvre.

Les difficultés d’une actualisation du « purement humain » ne peuvent être aplanies par l’utilisation de symboles visuels, ayant un rapport direct avec notre époque. Seule la musique, source première et formatrice des images de notre subconscient, peut nous faire pénétrer l’aspect insolite du « purement humain », nous familiariser avec la forme la plus pure de l’intemporalité qui nous concerne alors intimement, dans toute l’imminence et l’ampleur d’une intuition.

7. Transposition du mythe intemporel de la musique dans une mise en scène contemporaine [remonter]

Au cours d’une analyse approfondie de la nouvelle mise en scène de Patrice Chéreau, nous concentrerons notre attention sur l’une des scènes décisives du drame. Au deuxième acte de La Walkyrie, nous voyons Wotan abdiquer. Son long monologue, dont nous avions déjà dessiné l’intensité dramatique, décide des destinées du monde.

Quel est l’effet produit sur le spectateur ?

La musique se fait prenante et insistante et pénètre son subconscient. Elle est l’expression même des bouleversements de l'âme, d’une telle intensité qu’ils jaillissent avec la violence d’un volcan. Des abîmes de l’âme, surgissent alors des forces vives qui trouvent leur aboutissement naturel dans la musique.

Toutes les formes de désespoir, de douleur, de renoncement, de mépris prennent consistance. Les phénomènes psychiques, dans leur diversité, se trouvent incarnés en une forme originelle, la plus pure, représentent pour ainsi dire l’en-soi de la douleur et du désespoir portés à leur paroxysme.

Sous l’emprise d’une telle élémentarité des accords, l’auditeur s’identifie facilement avec le «Wotan de la musique», intemporel et mythique. Mais l’évolution sur scène ayant un rapport direct avec une époque historiquement déterminée, le « Wotan de l’image » se trouve être un personnage prisonnier de son temps. Il se déplace dans le hall d’une résidence luxueuse, à colonnades, d’un magnat de l’industrie des années 1870. Un intérieur de la haute bourgeoisie, doté également de symboles techniques (la roue d’une machine d’extraction). Wotan, vêtu d’un long manteau de velours, se tient debout devant un miroir à cadre doré. Comment le spectateur pourrait-il établir une liaison avec les impressions musicales transmises ? Comment réagit-il, alors, aux divergences des moyens d’expression ?

Premièrement : il dispose d’une force d’imagination suffisante, et prend immédiatement conscience de la facticité de l’image de Wotan en contradiction flagrante avec la phrase musicale wagnérienne. Il ressent le caractère insoutenable de telles contradictions, qui le troublent dans son processus d’identification avec l’oeuvre d’art. Parce que l’image de Wotan se révèle être fausse (et non l’inverse, puisque la musique est le véhicule premier de l’expression), il la chasse hors de son champ visuel et la remplace par une autre (correspondant au Wotan intemporel et mythique), en faisant appel à son seul pouvoir imaginatif ; pour que l’unicité d’expression de l’oeuvre soit sauvegardée, il se voit contraint d’ignorer le caractère contemporain de la mise en scène de Patrice Chéreau.

Deuxièmement : on peut partir de l’hypothèse d’une imagination visuelle réduite chez le spectateur. Il ne lui reste d’autre choix que l’acceptation du symbole visuel, qui se présente à ses yeux comme une simple donnée. Sur le personnage de Wotan qu’évoque la partie chantée, il projette nécessairement les images propres à sa sensibilité musicale. Il se produit chez lui un phénomène d’identification spontané ; avec les enchaînements musicaux qui le touchent dans son humanité profonde et ses motivations intérieures, et qui lui font prendre conscience de la nécessité de leur incarnation dans le personnage de Wotan. Le spectateur ne se rend nullement compte de l’incompatibilité des niveaux d’expression entre une musique mythique et intemporelle et une mise en scène contemporaine. Il ne remarque rien en voyant évoluer le personnage dans le cadre familier de son époque ; il le prend pour son pareil comme si une complicité s’établissait entre l’intemporalité du mythe et son enracinement dans le temps, où l’acteur s’adresse au spectateur comme acteur de son temps. Voilà le but que poursuivait Patrice Chéreau dans sa transposition du mythe sur une scène contemporaine : une identification rapide, immédiate, implicite, entre le public et les acteurs qui incarnent l’action mythologique, dans un cadre qui porte la marque de leur temps et de leur environnement familier.

8. Malaise naissant de l’identification avec l’objet contemporain. [remonter]

Lors du processus d’identification, le spectateur devrait se demander si les impulsions imprimées à sa volonté pendant sa communion avec le mythe de la musique, revêtent un caractère étroit et limité, simplement parce que mythe et temps se trouvent transportés dans un cadre résolument contemporain. Le purement humain n’aurait plus de valeur que pour son propre enracinement dans le temps et, par extension, que pour ses seuls contemporains. Quelle importance lui accorder alors ? Le purement humain perdrait toute signification réelle, s’il ne s’incarnait que dans l’éphémère, dans les limites d’une époque. Mais, dès l’instant où il actualise tous les développements historiques, leurs implications dans le passé et leur évolution future, dont il se révèle être le lien, il acquiert pour nous une valeur universelle et existentielle à laquelle nous pouvons faire appel.

Pour toutes ces raisons, la mise en scène du RING de Patrice Chéreau éveille un sentiment de frustration chez celui qui se voit constamment rappeler les traits nettement contemporains du « purement humain », ses rapports directs avec l’actualité. Le processus d’identification ne trouve son aboutissement que dans l’éphémère. Une mise en scène contemporaine du RING intrigue parce qu’elle réduit le champ d’action du drame, le confine dans d’étroites limites. Le spectateur pourrait alors s’efforcer de lui prêter d’autres dimensions, de transgresser la frontière du temporel en faisant éclater les limites de sa personnalité, en pénétrant l’espace illimité de l’imaginaire, pour que se révèle à lui la signification intemporelle du mythe.

C’est à la musique, et à elle seule, qu’il doit faire appel. A travers elle, prennent forme les forces agissantes du mythe intemporel dont le pouvoir suggestif pénètre l’inconscient de l’auditeur, au cours d’un phénomène de transfert. Dans une prise de conscience aigue de ce processus, il se trouve à même de s’identifier avec la dimension intemporelle du purement humain. Grâce à la musique wagnérienne, il a reconnu le domaine propre à une figuration mythique. Il peut enfin dénoncer le caractère étriqué d’une mise en scène contemporaine.

Les forces vives du purement humain se révèlent être le fondement solide et sécurisant d’une longue évolution historique, qui rassurent le spectateur sur son appartenance à une tradition. Celui qui revit le « purement humain » à travers le mythe, recherche, en dernière instance, l’identification avec une figuration de l’intemporel qui lui procure la plénitude d’une satisfaction dont nous avons parlé plus haut.

Une réalisation du RING, à caractère nettement contemporain, ne se conforme nullement aux exigences de l’Art, puisqu’elle trouble le processus d’identification. En tenant compte du caractère immédiat de l’expérience artistique et de la simultanéité du processus d’identification, la mise en scène de la Tétralogie par Patrice Chéreau nous paraît condamnable.

9. Comparaison entre la figuration intemporelle du mythe et sa représentation dans le temps [remonter]

Si, lors d’une mise en scène adéquate, conforme à l’expression musicale, le RING apparaît dans une dimension intemporelle et mythique, le spectateur peut alors revivre l’éternelle actualité de l’oeuvre, son intemporalité, puisque son identification avec la manifestation intemporelle du purement humain comprend également la connaissance exacte des problèmes de son temps. Inversement (surtout pour un spectateur qui manquerait d’imagination visuelle), il s’avère extrêmement difficile de faire éclater les limites d’une mise en scène résolument contemporaine, pour pénétrer l’infini de l’intemporalité.

Un strict « perspectivisme » exclut la profondeur d’une expérience totale, alors qu’une ouverture vers l’infini implique le choix de certaines perspectives.

10. Le contenu idéologique du RING entre le purement humain et son implication sociologique [remonter]

En conclusion, nous examinerons le contenu idéologique du mythe wagnérien, dont la gravité des altérations subies (au cours des multiples transpositions du RING sur une scène contemporaine) a été soulignée. Tout metteur en scène, qui transpose l’action dramatique du RING dans le temps présent, trouve parfaitement légitime de se tourner vers des problèmes actuels, afin qu'il se dégage de sa mise en scène un caractère d’actualité.

Nous vivons dans une époque perturbée, agitée de secousses révolutionnaires, déchirée entre le socialisme et le capitalisme, où la résolution des conflits sociaux relève de l’intérêt général (et du devoir de chacun). On ne peut rien trouver de surprenant à ce que tout interprête de l’action dramatique du RING, s’efforce d’en comprendre les aspects révolutionnaires et d’en donner une interprétation, qui puisse intéresser la société dans son ensemble.

A cet effet, il pourra, dans une certaine mesure, se référer à Wagner puisque le RING contient les conceptions neuves et révolutionnaires de la sensibilité de l’auteur, dont la structure profonde de l’oeuvre s’est trouvée fortement influencée. Mais il ne faut pas, non plus, oublier que la Tétralogie wagnérienne se situe au-delà de son aspect révolutionnaire, intéressant directement la société ; qu’elle incarne le caractère immuable et intemporel du purement humain : par exemple, le déchirement entre l’amour et la volonté de puissance, que chacun de nous peut ressentir.

A l’intérieur du mythe du RING, l’intemporalité du purement humain dépasse le contexte de l’historicité du social, que cela scandalise ou non les partisans de la modernité de l’oeuvre. Seules les forces dominantes décident d’une hiérarchie des centres d’intérêts au sein de l’oeuvre. En dernière instance, l’individu décide des intérêts de la société et non l’inverse. Envisageons le cas extrême d’un individu tournant le dos à la société : il pourra survivre sans avoir recours à elle, il pourra même se passer, à la rigueur, de la société. Par contre, la société doit s’en remettre aux individus, car la volonté générale est synonyme de celle des individus concernés et ne représente pas une abstraction vide de sens. L’individu à lui seul ne peut s’ériger en société. Inversement la société n’est formée que par l’ensemble des individus et ne peut se substituter à eux.

Certes l’individu subit une certaine influence de la part de la société; il doit même en reconnaître les mérites, mais dans les dernières épreuves de l’existence, l’individu reste livré à lui-même, confronté à sa seule conscience, sans pouvoir espérer avoir recours à la société. De même, dans son expérience de l’Art, il reste isolé. C’est pourquoi il n’accordera en priorité attention aux manifestations de l’Art, que dans la mesure où elles le concerneront intimement. Si sa personnalité s’en trouve enrichie, il n’hésitera peut être pas à en faire profiter la société. Mais, en dernier lieu, ces manifestations de l’art le concernent dans son humanité profonde, dans sa volonté de survie. C’est à ce niveau que se situe la valeur et la qualité d’une expérience artistique à caractère intemporel.

Pour toutes ces raisons, l’insistance sur la valeur d’actualité du mythe, la négligence de son caractère humain (lors des diverses mise en scène du RING) peuvent apparaître extrêmement problématiques. Aujourd’hui, les interprètes d’oeuvres d’art font preuve « d’un modernisme forcené » qui, au lieu d’ouvrir de nouvelles perspectives, nous enferment dans les étroites limites du contemporain. Il serait plus logique, en suivant le développement historique, d’envisager le purement humain dans l’unicité d’une expérience personnelle mêlée à un dimension sociale qui lui donne sa raison d’être. Le processus inverse qui va de la Société vers l’expérience personnelle (dont on ne tient finalement plus compte), manque de logique.

Certains metteur en scène de la Tétralogie wagnérienne accordent une importance démesurée à l’actualité du mythe. Avec insistance ils font remarquer que le mythe du RING parle moins pour notre temps, que notre époque parle à travers lui. Le mythe du RING sert de « parabole » aux luttes de classes d’une civilisation technologiquement avancée. Ceux qui sacrifient le caractère intemporel du mythe à une transposition de son contenu dans notre époque, ont-ils vraiment conscience de l’ampleur des erreurs commises ? Il n’y aurait plus qu’à ajouter les éléments racistes d’une certaine époque, fait devant lequel peu reculeraient, pour que nous ayons à nouveau abusé une oeuvre d’art à des fins purement idéologiques.

Celui qui soumet le mythe du RING à des simplifications idéologiques en ne considérant que ses aspects «sociologiques» ne déforme pas moins l’oeuvre que l’époque hithérienne ne l’a fait pour satisfaire à ses idéaux racistes et totalitaires. Ne vaudrait-il pas mieux éviter de répéter les fautes d’une certaine génération, au lieu de les commettre à nouveau ?
 

[remonter]

 

SUITE

Accueil