DES « REPRÉSENTATIONS MODÈLES »

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QU'EST-CE A DIRE ?

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La question surgit fatalement, comme une sorte de défi, lorsqu'on a le tort de remettre en cause la politique artistique menée à Bayreuth depuis une trentaine d'années...

Bayreuth, lieu de  « représentations modèles » - qu'est-ce à dire ?

Il y a dans l'expression quelque chose qui suggère des règles, et aussi une forme d'immobilisme, voire, pour mieux dire, d'intangibilité qui va à l'encontre d'un certain positionnement actuel qui veut que tout évolue, se transforme, se renouvelle constamment, qui fait de «l'objet culturel» une sorte de produit de consommation dont l'emballage doit être régulièrement relooké afin de mieux se vendre. Il est ainsi entendu désormais qu'une nouvelle production, présentée à Bayreuth, ne saurait avoir une durée de vie excédant cinq ou six saisons. Une fois que l'on est entré dans le système, la pression est constante.

Des « représentations modèles » suggèrent de surcroît l'idée qu'un certain degré de perfection pourrait être atteint - une idée que l'on s'accorde aujourd'hui repousser au profit de celle, dynamique, du mouvement, de l'essai, du work in progress, de l'inachèvement. L'idée de «référence», dans le domaine de l'art, n'est plus d'actualité. L'exigence de la Nouveauté a été érigé en principe systématique, sans que quiconque apparemment  ne s'avise qu'il s'agit là, en définitive, d'une nouvelle règle !...

C'est dire si l'idée de « représentations modèles » est inactuelle !

Pourtant chacun s'accorde toujours à reconnaître que telle direction orchestrale, telle prestation d'une chanteuse ou d'un chanteur a été un modèle du genre ou non, et ce, non pas parce que la partition a été ou non respectée, mais en fonction du degré d'expressivité qui a été insufflé aux notes et au texte. Seule la scénographie semble pouvoir échapper à ce type de critique fondée sur la chose écrite, à la manière d'un électron libre, détaché de l'ensemble.

Pour quel motif? Au nom de quel principe? Mystère !

Première tentative de définition : une «représentation modèle» se définit par son haut niveau, voire par son niveau exceptionnel, en termes de qualités artistiques.

En ce sens, la distribution, l'orchestre et son chef, mais aussi la mise en scène contribuent à une «représentation modèle» - les quatre éléments pris non pas indépendamment mais ensemble, dans leur interaction et leur unité. Une représentation qui offre une distribution remarquable, mais souffre d'une direction orchestrale affligeante ne saurait être considérée comme une « représentation modèle ». De même, un orchestre, un chef, voire des solistes de haut niveau confrontés à une mise en scène inappropriée ne sauraient pas davantage donner lieu à une « représentation modèle ». Il faut ici le souligner, tant il est courant d'entendre ou de lire des commentaires, à propos d'une production wagnérienne, qui font l'éloge des chanteurs et des chanteuses, parfois de la qualité de la direction orchestrale, avant de passer négligemment sur la mise en scène, dont on s'accorde à dire que... bon, elle est "originale", ceci avant de souligner que cela n'enlève rien à la qualité de la représentation.

Ah bon. Les drames wagnériens relèveraient-ils du bel canto?

La question n'a pas pour fonction d'exprimer un mépris quelconque à l'endroit du bel canto, mais de définir la spécificité du drame musical wagnérien qui, pour être représenté de manière pleinement satisfaisante, exige qu'une importance égale soit accordée à la musique, au chant et à la scénographie. Richard Wagner entendait y insister, lorsque dans son texte Le Théâtre des Festivals scéniques de Bayreuth il notait que l'édifice représentait «l'organisme technique extrêmement compliqué de représentations scéniques devant approcher le plus possible la perfection.»  Cela dit, Richard Wagner insiste également sur le fait que, des trois éléments, celui à partir duquel doit s'élaborer l'ensemble, c'est  la musique, lorsqu'il note dans De la définition du «drame musical» : «J'aurais souhaité pouvoir considérer mes drames comme l'action rendue visible de la musique.»

Seconde tentative de définition : une «représentation modèle» d'un drame wagnérien se construit à partir de la musique, puisque c'est elle qui imprimera à l'ensemble son rythme et ses exigences.

 

Ses exigences, précisément. De par sa richesse expressive, la musique wagnérienne convoque dans notre imaginaire, à sa seule audition, des émotions, des questions aussi bien que des images. Il suffit d'écouter le prologue de Lohengrin, qui impressionna tant Charles Baudelaire, celui l'Or du Rhin ou celui de la Walkyrie pour qu'aussitôt surgissent dans notre esprit, à défaut d'une image précise, une situation, nimbée d'une certaine atmosphère. Et c'est ici que se pose le principal défi lancé à tout scénographe : faire en sorte que l'image scénique que le spectateur découvre à l'instant où le rideau s'ouvre, corresponde d'aussi près que possible à ce que la musique lui a inspiré en termes visuels - puis se prolonge, tandis que le drame musical se déploie, sans hiatus, sans conflit entre ses divers éléments, de manière à ce que les impressions reçues par l'ouie et par la vue se complètent, voire se renforcent l'une l'autre, de telle sorte que chacun soit littéralement absorbé dans l'oeuvre, oubliant tout le reste : le monde extérieur comme soi-même, aussi bien que la "machinerie" de la représentation : orchestre, chef d'orchestre (invisibles, à Bayreuth), techniciens, et jusqu'aux solistes eux-mêmes qui n'ont pas à briller pour eux-mêmes mais à se fondre dans leur rôle.

Voir ce que l'on entend...

On pourrait avancer par conséquent, comme troisième tentative de définition, qu'une « représentation modèle » parvient à faire "oublier" dans l'esprit des spectateurs les éléments qui la composent, ou, pour être plus précis, à faire en sorte qu'on ne remarque pas l'un aux dépends des autres.

Le heurt, à quelque niveau qu'il se situe, entre les éléments constitutifs du drame musical wagnérien, en détruit fatalement l'unité qui en fait toute la force et la spécificité; car du heurt né un déséquilibre au niveau de l'attention : le spectateur se mettra soit à écouter les chanteuses et chanteurs sans plus prêter attention au drame, soit à se laisser absorber par ce qui se passe sur scène sans plus prêter attention à la musique, etc... Que l'on dispose sur scène un décor qui n'ait qu'un vague rapport avec le fond du Rhin voulu par Richard Wagner, lorsque le rideau s'ouvre sur la première scène de l'Or du Rhin, et l'attention du spectateur, prise de cours, se laissera distraire de la musique aussi bien que du drame par l'étonnement qu'il en éprouvera, tandis que de celui-ci naîtra un questionnement sur la signification de ce qu'il voit qui ne fera qu'accentuer sa distraction.

C'est pourquoi, une « représentation modèle » ne peut être que conventionnelle. Parce qu'une représentation conventionnelle n'offre, par définition, aucune autres surprises que celles, toujours renouvelées, que nous offre l'oeuvre elle-même.

Cela ne signifie nullement que toute forme de créativité soit à proscrire, dès lors qu'il s'agit de présenter sur scène un drame wagnérien. Les chefs d'orchestre n'ont pas besoin de changer quoi que ce soit aux partitions qu'ils interprètent pour éclairer d'un jour différent les oeuvres qu'ils dirigent. Il en va de même des grandes chanteuses et des grands chanteurs wagnériens qui, par les seules inflexions de leur voix ont su imprimer à un même rôle un caractère et une intensité dramatique parfois très dissemblables. Pourquoi le scénographe devrait-il échapper à cette forme de créativité dans le respect de la partition? Au nom de quel principe?

Les conventions, s'agissant du drame wagnérien, émanent de la musique elle-même - et des indications scéniques notées par Richard Wagner dans ses partitions. Leur respect n'est en rien en contradiction avec toute forme de créativité d'ordre esthétique et dramaturgique.

Les conventions ne sont-elles plus convaincantes?

Durant des années, avant les années 70, il y eut dans le monde entier des représentations d'oeuvres wagnériennes dans des dispositifs scéniques extrêmement variés qui n'engendraient pas l'ennui, ni la lassitude ni la répétition ad nauseam des mêmes choses.

A Bayreuth y compris.

La scénographie du Ring par l'équipe Tietjen/Preetorius n'avait que peu de rapport avec celle qui la production du RING qui l'avait précédée, de même qu'avec celle de Wieland Wagner, de Wolfgang Wagner ou encore celle de Sir Peter Hall. Pourtant, on peut estimer que toutes ont su, en effectuant des choix d'ordre esthétique et dramaturgique différents, offrir du Ring des représentations qui en respectaient l'unité artistique. On pourrait citer d'autres exemple, que ce soit à propos de Tristan, de Parsifal ou de tout autre oeuvre de Richard Wagner. Pas plus que Tiejen et Preetorius, dans les années 30, 40, Wieland Wagner, Wolfgang Wagner (comme metteur en scène) ou Peter Hall n'ont eu la prétention de se substituer à Richard Wagner pour «revoir et corriger» son oeuvre. Ils ont servie celle-ci, cherchant les meilleurs solutions que leur inspirait leur créativité pour répondre à ses exigences dramatiques intimement liées aux articulations de la musique, aussi bien qu'à ses exigences d'ordre technique.

Bien évidemment, chacun des metteurs en scène précités comprenaient aussi à leur façon les oeuvres de Richard Wagner. La pure objectivité, lorsqu'il s'agit de porter sur scène une oeuvre dramatique, ne peut être requise. Sans doute même n'est-elle pas souhaitable. Mais la personnalité du metteur en scène, sa façon de comprendre et d'interpréter l'oeuvre doit permettre une mise en relief de tel ou tel élément du drame lui-même, tout comme la personnalité d'un chef d'orchestre mettra forcément en relief tel ou tel élément de la partition. Et pour cela, il n'est nul besoin de renier les indications scéniques de Richard Wagner ni de considérer la musique comme une sorte d'accompagnement à un drame mis en scène par un scénographe d'après l'oeuvre originale.

    Le plus étrange, dans l'affaire, c'est qu'il semblerait que toute mise en scène «moderne» des oeuvres wagnériennes ne saurait se concevoir désormais en dehors des canons d'une esthétique inspirée par l'idéologie de la critique sociale héritée plus ou moins directement du marxisme. En dehors de cela, point de salut. Alors que, dans le même temps, l'esthétique des drames wagnériens, telle que la concevait Richard Wagner, est à l'honneur au cinéma (voir Les Seigneur des Anneaux, Le Monde de Narnia, etc...), et y soulève l'enthousiasme de millions de spectateurs, généralement très jeunes, qui n'ont évidemment rien avoir avec les légendaires vieux wagnériens réactionnaires!

   Les moyens techniques dont disposait Richard Wagner pour mettre en scène ses oeuvres étaient rudimentaires. S'ils pouvaient être convaincants à son époque, ils ne le sont plus aujourd'hui, et il est probable que des filles du Rhin montées sur des espèces de machines ou pendues à des filins auraient aujourd'hui l'effet inverse de celui recherché par Wagner. Mais précisément, à l'évolution de notre sensibilité visuelle a répondu l'évolution des techniques.

L'Or du Rhin pour vieux wagnériens réactionnaires ?

 A considérer le Festspielhaus sous un certain angle, il est frappant de constater que, tant par sa disposition en amphithéâtre, par le fait que l'orchestre soit invisible, par le fait aussi que l'on y soit plongé dans le noir quasi complet (alors qu'à l'époque de Wagner la chose était très inhabituelle, des lumières restant allumées durant les représentations, dans la plupart des autres théâtres), - à considérer le Festspielhaus sous un tel angle, il est frappant de constater, donc, qu'il évoque curieusement une salle de cinéma avant l'heure. On pourrait même dire, en ce sens, que le Festspielhaus est à l'oeuvre wagnérienne ce que l'écran de cinéma est aux films.

Et une «représentation modèle », ce devrait être ça, précisément : l'illusion portée à son comble, de telle sorte que, le temps de la représentation, à la manière du spectateur d'un film, aujourd'hui, dans une salle de cinéma - en 3 D, pourquoi pas? - le spectateur d'un drame wagnérien s'oublie littéralement dans la représentation.

Wieland Wagner disait que si Richard Wagner avait vécu dans les années 50/60, il eût été un Walt Disney génial. Gageons qu'il aurait été plus sûrement encore proche du réalisateur de la Guerre des Étoiles ou de celui du Seigneurs des Anneaux.

Inactuels et dépassés, ces films? - Comme on voudrait nous faire croire qu'une mise en scène "conventionnel" du Ring, de Tristan ou de Parsifal le serait aujourd'hui?

Allons donc! Conventionnel ne rime pas avec académique. La convention peut fort bien être au contraire extrêmement moderne par les moyens techniques auxquels elle fera appel pour rendre ses images convaincantes à des yeux d'aujourd'hui.

Richard Wagner est du côté du «grand spectacle», pas du côté du théâtre brechtien.

Siegfried et Mime?

Pourquoi l'esthétique d'un RING «conventionnel»
serait-elle désormais dépassée sur scène?

 

La «représentation modèle» d'un drame wagnérien, telle que nous serions en droit d'y assister à Bayreuth, devrait donc être une représentation qui, en faisant appel aux moyens techniques les plus modernes - empruntés, le cas échéant au cinéma - offrirait de l'oeuvre une vision inspirée de la musique, dont les images transporteraient sans heurt le spectateur dans l'illusion d'un univers à la fois dépaysant et poétique, qui ferait constamment écho à la partition et au texte, de telle sorte que chacun puisse s'oublier dans les émotions induites par l'union de ces trois éléments, comme dans une sorte de rêve éveillé.

Libre à chacun, ensuite, de se laisser marquer par ses émotions, sans plus, ou d'y revenir et de réfléchir à leur contenu - un peu à la façon de la psychanalyse invitant le rêveur à revenir sur le sens de son rêve.

Un tel travail, sur le rapport à l'oeuvre représentée, est du ressort de chacun, parce que chacun est différent. Pour filer la métaphore, on pourrait donc dire que les metteurs en scène actuels qui imposent sur scène leur propre interprétation de l'oeuvre aux dépends de toutes les autres possibles - de la mienne, pour commencer - agissent un peu à la manière d'un psychanalyste qui, au lieu d'inviter son patient à chercher le sens de ses propres rêves, lui fournirait d'autorité une sorte de grille de lecture générale qui ferait l'impasse sur toutes les spécificités des rêves en question. Le patient n'y gagnerait assurément pas une meilleure connaissance de lui-même!

Un tel spectacle ne serait-il, maintenant, qu'un divertissement, comparable  à Disneyland ? Ce serait confondre le spectaculaire et le kitsch - celui-là même que dénonçait Wagner lorsqu'il fustigeait l'opéra bourgeois traditionnel, en écrivant dans L'Art et la Révolution que sa véritable nature était «l'industrie, son but moral la conquête de l'argent, son prétexte esthétique, la distraction des ennuyés».

Et le paradoxe, c'est que Bayreuth est devenu précisément ça ! Y représenter les oeuvres wagnériennes de manière «conventionnelle», ce serait faire au contraire la démonstration que l'on n'y est soucieux ni de «la conquête de l'argent», ni de «la distraction des ennuyés» !

 

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