Le texte suivant reprend pour l'essentiel celui de l'ouvrage publié en 1977 par le Professeur UWE FAERBER, du Conservatoire de Musique de Berlin, sous le titre Le Ring du Centenaire du Festival de Bayreuth. Texte inactuel, par conséquent? Voire ! Outre le fait que l'enregistrement en dvd de la production du Ring de Chéreau / Boulez est disponible dans le commerce, le texte du Prof. Faerber est plus que jamais d'actualité, tant il est vrai qu'il devient de plus en plus rare de pouvoir assister, à Bayreuth ou ailleurs, à la représentation d'une oeuvre de - et non d'après - RICHARD WAGNER.
      Assurément depuis 1976 et le RING du Centenaire, on a pu voir des productions bien pires sur les scènes lyriques européennes - Le Rheingold d'Aix-en-Provence, par exemple, durant l'été 2006 -, mais enfin, c'est peut-être avec cette production-ci de l'Anneau du Nibelung que tout a, sinon commencé, du moins s'est "institutionnalisé", et il est intéressant à cet égard d'y revenir...

 

PLAN

(cliquez sur le titre du chapitre pour l'atteindre directement)

 

III - LA MUSIQUE ET LA SCÈNE
       (Analyse du travail de mise en scène au sein du drame wagnérien de la musique)

        1. Innovations scéniques du metteur en scène

               Les compagnons de Hunding

               L'intervention de Wotan lors de la forge de l'épée

               L'oiseau des bois en cage

               Fafner change de traits

        2. Entrées prématurées

               Sieglinde

               Alberich

               Les Nornes

               Les Gibichungen

               Le Voyageur

               Brünnhilde

               Hagen, Siegfried, Brünnhilde

        3. Mouvements superflus

               Loge

               Siegmund / Sieglinde

               Brünnhilde

               Siegfried, Mime

               Erda

               Hagen

        4. Des mouvements et des tableaux scéniques s'opposant à l'expression de la musique

               Les filles du Rhin

               Loge

               Erda

               Siegmund, Hunding

               Tableaux scéniques de la Walkyrie

               L'adieu de Wotan

               Le charme des flamme

               La forge de l'épée

               Le tableau scénique à la fin de Siegfried

               Brünnhilde

               La scène des filles du Rhin au troisième acte du Crépuscule des dieux

               La marche funèbre

               Le tableau final du Crépuscule des dieux

               Les adjonctions idéologiques du metteur en scène

                                                                    REMARQUES FINALES

                                                                       Résumé et Conclusion

 

PRÉCÉDENT

 

 

 

La Musique et la Scène

  Dans notre analyse de la mise en scène du RING par Patrice Chéreau, il nous reste maintenant à compléter l’étude des problèmes d’ordre général par une série d’analyses particulières, relevant principalement du domaine de la conduite des acteurs, préoccupation centrale de toute oeuvre de mise en scène. Si l’on se reporte au fait déjà mentionné que la musique est le véhicule premier d’expression du drame wagnérien, que l’évènement scénique doit suivre le texte musical, que, d’autre part, la musique wagnérienne, indépendamment de sa traduction des tensions psychiques doit pouvoir exprimer dans l’espace et le temps les mouvements scéniques inhérents à son thème, on peut aisément conclure de la prestation que doit livrer le metteur en scène en dirigeant ses acteurs.

La tâche difficile lui incombe de transposer sur scène le mouvement de l’expression musicale en une gestique toute corporelle, c’est à dire de transcrire cette expression sur le plan de l’évolution scénique. Bien sûr, cette transposition ne peut jamais être complète car les mouvements imprimés par la musique sont à la fois beaucoup trop compliqués, nombreux, denses et divers (à ne considérer que la fonction rythme-temps, par exemple) pour atteindre un degré de concrétisation acceptable. Lors de la réalisation scénique une sélection s’impose. Le champs d’activité dont le metteur en scène dispose pour faire oeuvre d’originalité reste limité. Le metteur en scène doit constamment débattre intérieurement de la question suivante : quels mouvements spacio-temporels d’une structure musicale donnée dois-je transposer en mouvements scéniques et lesquels sont à négliger? Comment résoudre le problème pour que l’oeuvre, prise dans son ensemble, ne puisse qu’en bénéficier ? En d’autres termes, comment puis-je faire transparaître l’expression musicale au niveau du visible afin de renforcer et amplifier les impressions reçues ? C’est là seulement que nous trouvons l’objectivité des critères nous permet tant de juger de la prestation du metteur en scène, lors de sa présentation d’un drame wagnérien de la musique.

Pour une meilleure vue d’ensemble, nous avons classé en quatre groupes distincts les exemples caractéristiques d’évolutions des acteurs au cours de la mise en scène de Patrice Chéreau. Il sera d’abord question des mouvements scéniques — entrées sur scène et évolution des acteurs — mis au point par le metteur en scène; ensuite nous distinguerons les mouvements que nous jugeons prématurés; au cours d’une troisième partie nous considérerons les mouvements superflus qui choquent notre sensibilité artistique. Le quatrième groupe quant à lui, comporte une analyse des mouvements des acteurs que nous jugeons « déplacés » parce qu’il sont en contradiction profonde avec l’expression musicale. En dehors de ces exemples, nous mentionnerons encore les tableaux de scène dans la mesure où ils entrent également en contradiction flagrante avec l’expression musicale et l’évènement dramatique traduit.

1. Innovations scéniques du metteur en scène [remonter]

               Les compagnons de Hunding

Les compagnons de Hunding apparaissant au cours du premier acte de La Walkyrie relèvent du domaine de l’invention. Personne ne peut ignorer que dans l’oeuvre originale de Wagner, Hunding apparaît seul. Dans la mise en scène de Patrice Chéreau, on voit Hunding retourner chez lui accompagné d’une bande de sinistres individus. A lui seul, cet état de chose pourrait nous faire conclure à une falsification de l’oeuvre mais nous voulons aller plus loin. Cette falsification ne repose pas sur le seul fait que Chéreau a « inventé » des personnages supplémentaires. Bien plus, elle affecte profondément la structure interne du drame et la valeur de son message. Au cours de cette scène, Wagner voulait principalement dépeindre les réactions de Hunding découvrant petit à petit dans la personne de Siegmund, un ennemi sur lequel il n’avait pas du tout compté. Ce processus se déroule en plusieurs phases correspondant chacune à un stade du récit, qu’en fait Siegmund encouragé par Sieglinde. Les personnages concernés évoluent ainsi au sein d’un champ d’action, où ils se trouvent soumis à des forces immatérielles et invisibles qui portent l’action au delà même de l’exprimable, puisque se déroulant au sein de cette tension psychique qui monte entre les trois acteurs. L’intrusion d’autres personnages dérange le cours de ces événements décisifs, l’ « extériorise » et entrave son évolution vers une issue fatale et irrémédiable.

Hunding en particulier perd beaucoup de la force persuasive de son caractère, lui l’archétype du mari trompé, faisant face malgré tout à sa situation et refusant toute aide. Au cours du second acte de La Walkyrie, Chéreau fait apparaître Hunding en compagnie d’une bande d’acolytes. Nous avons affaire à une erreur d’interprétation inverse : elle n’extériorise pas l’action en lui prêtant un caractère trivial, mais la fait évoluer de manière exagérée dans la progression d’une violence qui n’a pas lieu d’exister. Par trois fois Hunding, selon les instructions du metteur en scène, doit transpercer Siegmund de sa lance avant qu’il ne s’écroule. Si l’on se reporte aux instructions de Wagner, rien ne justifie une telle brutalité de l’action.

Ce qui devait racheter la transgression de la loi mène, au contraire, à une nouvelle violation du droit, et entraîne un déséquilibre dans la suite logique des évènements. Tout d’abord, les prérogatives de Fricka vis-à-vis de Wotan perdent leur fondement : Pourquoi en arrive-t-il alors à se demander s’il était juste de sacrifier son attachement pour Siegmund aux forces qu’incarnent Hunding. Son accès de colère envers Brünnhilde, le châtiment qu’il lui infligera apparaîtront par la suite illogiques.

               L'intervention de Wotan lors de la forge de l'épée [remonter]

Patrice Chéreau a inventé une entrée sur scène supplémentaire nullement prévue par Wagner. Après la scène des questions avec Mime, au premier acte de Siegfried, Wotan fait une réapparition soudaine à l’arrière plan de la scène, au moment précis où Siegfried décide de forger son épée. Subrepticement il tire un rideau qui révèle, contre toute attente, une presse à métaux à l’aide de laquelle (comme nous l’avons déjà mentionné) son épée doit être reforgée machinalement. Cette intervention de Wotan donne l’impression qu’il veut aider Siegfried à acquérir son arme. Mais c’est justement ce qu’il est supposé ne pas faire. La première raison, des plus évidentes, est que Siegfried doit lui même forger son épée, de ses propres mains, car il y va de sa liberté comme nous allons le voir maintenant. Même si Monsieur Chéreau conteste la liberté de Siegfried, cette dernière devient par la suite irréfutable et acquiert une importance dramatique incontestable. Le thème de cette dispute dépasserait cependant le cadre de la présente monographie, et nous préférons plutôt apporter quelques éléments correctifs à l’attitude de Wotan dans Siegfried.

Lorsqu’on lui posa à ce sujet la question, lors des entretiens de Bayreuth, le 17 Août 1976, le metteur en scène tenta de justifier sa conception du rôle du voyageur. Des explications qu’il fournit, on put comprendre que les apparitions répétées de Wotan dans Siegfried faisaient de lui un personnage guidé par des motivations clairement définies. Chéreau voit dans sa réplique « Zu schauen kam ich, nicht zu schaffen » ( J’observe, j’erre sans faire acte ») la ruse d’un mensonge envers Alberich. Et comme d’après lui il manquait à la scène des questions entre Wotan et Mime une motivation véritable, il en a cherché une qui lui permet de justifier l’activité fébrile de Wotan et ses multiples entrées en scène au cours du premier acte de Siegfried.

Cependant, dès le début Patrice Chéreau a vu le personnage de Wotan sous un faux jour : il ne fait que mettre la dernière pierre à l’édifice impressionnant de ses erreurs d’interprétation. Dans ce cas particulier, son interprétation a manqué complètement son but car, de son propre aveu, il n’a pas compris la scène des questions. Comment cela est-il possible, alors qu’il affirme avoir lu à fond le texte dramatique et en avoir tiré sa mise en scène?

Nous avons une première indication de l’importance de la scène des questions lorsque le voyageur entre en scène, juste au moment où le désespoir de Mime de ne pas pouvoir résouder les fragments de Notung atteint son paroxysme. Penchons-nous dès maintenant sur la dernière question que pose Wotan à Mime « Wer wird aus den starken Stücken Notung, das Schwert, wohl schweissen ? » ( « Qui doit des puissantes pièces faire l’épée nouvelle ? ») Mime éludant la question, Wotan y répond lui-mêne (ce qu’il n’aurait pas besoin de faire) et nous réalisons soudain où Wotan veut en arriver : par son jeu de questions, Mime doit apprendre qui est, à vrai dire, seul capable de resouder Notung pour en faire une nouvelle arme. Wotan espère tout d’abord que Mime, dans son désarroi lui posera la question. Puis, lorsqu’il voit son espoir déçu, il prend les devants et pose lui- même la question. Une situation dramatique peut-elle être plus claire?

Wotan, dans son espoir d’un rachat du monde, pense que Notung, une fois resoudée, portera un coup mortel à Fafner et que l’anneau du Nibelung passera aux mains de Siegfried pouvant par la suite, et sur l’instigation de Brünnhilde, être rendu aux filles du Rhin. Mais Wotan, qui est lié à certains pactes, ne peut plus intervenir de lui même pour réaliser cette idée et c’est la seconde raison pour laquelle il ne viendra pas en aide à Siegfried. C’est pourquoi il se contente de lui donner des conseils, en apparence insignifiants, grâce auxquels il peut encore influencer secrètement le cours des évènements. Il ne peut plus prétendre à une activité véritable; il doit maintenant « laisser le monde à son destin ». L’intention du metteur en scène de souligner le dynamisme de Wotan en tant que « voyageur » et, parallèlement, de limiter le champ d’action de Siegfried, représente tout simplement une inversion totale de l’interprétation du drame, inversion qui conduit inévitablement à des absurdités et des contradictions au sein de la mythologie du RING.

               L'oiseau des bois en cage [remonter]

Venons-en maintenant à la plus horrible et la plus incompréhensible des « innovations scéniques » de Patrice Chéreau : L’oiseau des bois, au deuxième acte de Siegfried à l’intérieur d’une cage. Le fait que parmi les nombreuses critiques aucune voix ne se soit élevée — indépendamment des aspects artistiques — pour dénoncer cette horrible cruauté, prouve le manque total de sensibilité que montrent aujourd’hui encore la plupart des gens vis-à-vis des créatures sans défense. Il est déjà assez honteux de tenir des oiseaux en cage, mais faire trembler pour sa vie ce pauvre être vivant — au moyen de bruits percutants, d’activité fébrile constante et de nuages de vapeur nauséabonds, voilà qui devrait être interdit. Ceci ne saurait en aucun cas être justifié, même par une interprétation de Siegfried bien meilleure que celle qui nous fut présentée.

Mais venons en maintenant au côté artistique de cette triste affaire. Lors du débat publique du 17 Août 1976 que nous avons déjà mentionné, le metteur en scène explique sa « trouvaille scénique » en attirant l’attention sur la solitude de Siegfried et son besoin d’un partenaire bien vivant, vers qui il pourrait se tourner. Ce que l’on entend parmi les murmures de la forêt, c’est le ravissement de Siegfried devant ce chanteur inespéré « Du holdes Vöglein, dich hört’ich noch nie : bist du im Wald hier daheim ? » (« Oiseau que j’aime, ton chant m’est nouveau es-tu chez toi dans ce bois ? »). Il ne fait vraiment aucun doute que l’oiseau auquel il parle, chante en liberté dans la nature, ce qui non seulement est précisé sans équivoque dans les directives de mise en scène, mais ressort clairement des paroles de Siegfried lorsqu’il dit « Noch einmal, liebes Vöglein... ; lausch'ich gerne deinem Sange : auf dem Zweige seh’ ich wohlig dich wiegen, zwitschernd umschwirren dich Brüder und Schwestern... » (« Rechante, voix si douce. . tes accents me sont un charme. Aux ramures, oiselet, tu te berces. Tout baillants, tout gais, frères, soeurettes, t’entourent . . . »). C’est à se demander comment, à partir d’un tel texte, le metteur en scène a pu penser à un oiseau des bois pris en cage !

Mais même sans se référer à de tels détails, qui sont l’évidence même, il suffisait de prêter attentivement l’oreille à la mélodie traduisant ici l’idée d’une nature intacte, pour trouver l’image convenant à un tel tableau. Patrice Chéreau n’a-t-il pas été touché par le côté poétique de cette scène dans laquelle l’oiseau des bois, loin d’êre seul, est entouré de beaucoup d’autres de ses comparses dont les voix, que la musique souligne, nous arrivent de tous les coins de la forêt, exprimant ainsi l’idée de liberté ? De plus, comment un oiseau prisonnier pourrait-il connaître le refuge du dragon, les intentions perfides de Mime et le rocher entouré de flammes de Brünnhilde? S’il ne les avait pas vu en les survolant, pourrait-il en parler avec autant de certitude ? Voici notre dernière objection : Siegfried écoute un oiseau, qui est visiblement effrayé et qui volète de-ci, de-là dans sa cage. Cet oiseau ne serait probablement pas en mesure d’entonner ce joli chant plein de confiance. De plus, ce chant nous parvient d’une toute autre direction. Le metteur en scène a vraiment tout transformé et tout gâché avec un entêtement remarquable.

L’absurdité trouve son apogée au troisième acte du Crépuscule des dieux, au moment où Siegfried raconte à ses compagnons de chasse ses aventures et ses exploits. Alors qu’il doit se souvenir de l’oiseau des bois, on lui dévoile une cage vide. Celle-ci est-elle destinée à lui rappeler l’oiseau maintenu prisonnier qui a retrouvé sa liberté depuis longtemps ? Il faut être descendu bien bas pour avoir recours à une cage vide qui rappelle à votre mémoire l’existence d’un oiseau. De telles associations traverseraient-elles l’esprit d’un homme comme Siegfried, lui qui vit si près de la nature et qui est profondément lié à toutes ses influences?

               Fafner change de traits [remonter]

Parmi les « innovations scéniques » de Chéreau, il faut enfin citer la mort de Fafner (au deuxième acte de Siegfried), lorsqu’il reprend les traits du géant qu’il incarnait à l’origine. Bien qu’elle ne corresponde pas aux directives de Wagner, cette métamorphose revêt on ne peut le nier, un caractère poétique, voire même mythologique.

Elle doit pourtant être rejetée car elle entraîne une falsification de l’oeuvre et contredit l’expression musicale. Même à l’article de la mort, Fafner est accompagné du motif de son « dragon» avec ses notes tritoniques répétées et décroissantes. Si Wagner avait prévu de faire réapparaître Fafner sous les traits d’un géant, il aurait repris le thème du géant.

        2. Entrées prématurées [remonter]

               Sieglinde

Notre second groupe d’exemples traite des entrées en scène prématurées. Ce ne sont pas à proprement parler des innovations du metteur en scène. Il s’agit de personnages originaux qui font leur apparition sur scène, mais toujours au mauvais moment. La question est de savoir si l’expression d’ensemble ne s’en trouve pas par trop altérée.

L’entrée prématurée des acteurs est souvent liée à un lever de rideau prématuré. Dès le premier acte de La Walkyrie, alors que le prélude n’est pas terminé, le rideau se lève et dévoile non pas une hutte mais la résidence de Hunding qui ressemble à celle d’un nouveau riche ou d’un industriel. Le temps s’écoule quelque peu avant que Siegmund ne fasse son entrée et le spectateur devine les intentions de Chéreau En faisant lever prématurément le rideau, son idée n’est pas de permettre au spectateur de contempler plus longtemps la scène vide mais de donner à Sieglinde, serait-ce contre les directives de Wagner, la possibilité d’entrer en scène avant Siegmund. Ainsi, tandis que s’évanouit progressivement le thème musical de la tempête, nous pouvons voir à plusieurs reprises Sieglinde traversant précipitamment la scène d’un côté puis de l’autre, pour finalement disparaître, ce qui, étant donné sa situation, relèverait essentiellement de deux motivations. Cette situation éveille immanquablement en nous le sentiment de sa crainte devant les éléments et son inquiétude pour les autres personnages qui se trouvent dehors, livrés à la fureur des éléments.

Peut-être le metteur en scène a-t-il voulu décrire l’agitation qui s’empare de Sieglinde sentant dans son subconscient l’approche de Siegmund? Son comportement sur scène, son agitation pendant ce court laps de temps, trouvent leur justification en eux mêmes.

Mais, si nous élargissons le contexte de cette scène en tenant compte des évènements qui vont suivre, nos premières impressions s’en trouvent modifiées et notre interprétation des comportements altérée. Il est évident que l’entrée en scène décisive de Sieglinde trouvant Siegmund sur scène, comme cela avait été prévu à l’origine, perd beaucoup de son effet dans la mesure où elle l'a déjà précédé. Cet effet est justifié car sans l’entrée en scène prématurée de Sieglinde, nous ne savons, pas plus que Siegmund, si la demeure qu’il trouve sur son chemin est habitée et nous ignorons qui viendra en aide au guerrier épuisé. Ceci renforce la tension dramatique et confère une plus large signification à l’entrée en scène de Sieglinde telle qu’elle a été prévue selon Wagner.

D’autre part, il ne fait aucun doute que Wagner, en fixant ses directives scéniques, avait prévu la réaction suivante : si le rideau reste baissé pendant toute la durée du prélude, non seulement nous accompagnerons Siegmund pendant sa fuite, mais nous éprouverons avec lui, la violence de l’orage et serons livrés comme lui, sans défense, aux éléments déchaînés. Et, en compagnie de Siegmund, avec seulement quelques secondes d’avance, nous allons découvrir la maison salvatrice. Un tel enchaînement de circonstances pourrait être taxé de « mono-perspectivisme », mais il n’en reste pas moins vrai qu’il dégage indiscutablement un effet d’une plus grande intensité.

               Alberich

Penchons-nous d’abord sur tous les autres exemples dans lesquels l’entrée en scène prématurée des acteurs est liée directement à un lever de rideau intervenant trop tôt : le début des différents actes pour lesquels Chéreau n’a pas suivi les directives de Wagner.

Au deuxième acte de Siegfried et du Crépuscule des dieux, Albérich fait déjà son apparition durant le prélude orchestral. Que le lecteur se souvienne de l’expression musicale d’où ressort manifestement une atmosphère sombre, lugubre et diabolique provenant en partie du fait que les deux préludes sont basés sur la même contexture thématique, à savoir la haine des Nibelungen et une variante du thème de l’anneau. Mais ce que le spectateur voit, c’est un Alberich se promenant en toute sérénité devant l’antre du dragon (représentée ici par un « garage ») comme s’il attendait quelqu’un à un rendez-vous (Siegfried, Acte 2), ou encore, avançant du fond de la scène d’un pas morne pour rendre visite à Hagen endormi (Crépuscule des dieux, acte 2).

Nous avons affaire dans les deux cas à une double altération : d’une part, ces préludes, comme tous les préludes de Wagner, doivent s’adresser uniquement à notre oreille; d’autre part, les mouvements bien visibles d’Alberich ne correspondent en aucune manière à l’expression musicale. La musique, particulièrement lors du thème du travail de destruction, décrit un Albérich diabolique, destructeur dangereux au plus haut point, qui, après la phase musicale de ces deux préludes, va apparaître, conformément aux directives scéniques de Wagner, plié en deux, l’oeil aux aguets, vigilant à l’extrême et chargé d’une énergie redoutable.

Par deux fois, Chéreau, n’ayant de toute évidence aucune idée de ce que la musique exprime ici, laisse Albérich marcher sur la scène, droit comme un piquet, ce qui ne produit pas le moindre effet de tension. Comment le metteur en scène a-t-il pu imposer à un personnage dramatique la station debout alors que la musique était basée sur le rythme syncopé du travail de destruction de Nibelungen et du thème de l’anneau ?
 

               Les Nornes

Le rideau se lève aussi trop tôt lors du « prélude scénique » du Crépuscule des dieux alors que les nornes, effectuent à l’avant-scène leurs préparatifs pour le filage de la laine. L’éclairage étant beaucoup trop fort, le dessin mouvant du thème musical perd complètement son caractère mystérieux et impénétrable. Wagner avait imaginé pour cette scène « un silence pesant et une immobilité totale ». Sans s’en soucier, Patrice Chéreau a crée une telle animation autour de la corde que cette dernière requiert toute l’attention du spectateur (comme s’il n’était plus le moyen, mais la finalité de l’ensemble). Ces mouvements superflus ont finalement pour effet de priver la scène de toute tension.

               Les Gibichungen

Au premier acte du Crépuscule des dieux, le lever de rideau prématuré témoigne d’une méconnaissance totale de la structure des thèmes musicaux. Pourtant, il est difficilement concevable qu’on ait pu manquer ce moment opportun. Quatre mesures avant que la partition musicale ne marque le début du premier acte, le thème des Gibichungen émerge du motif condensé du règne de l’or. Nous assistons à un grand moment de l’expression musicale et de ses effets lorsque, après nous être imprégné des phénomènes musicaux familiers des harmonies de l’Or du Rhin et d’Albérich (avec un petit accord d’anacrouse en mi septième, puis un triple accord simple de la même harmonie, à la mesure 889 du « prélude scénique du Crépuscule des dieux) nous nous trouvons soudain transportés, grâce à de nouvelles ressources toniques dans un monde absolument nouveau qui est le résultat d’une représentation plastique à laquelle l’auditeur ne peut pratiquement pas se soustraire.

C’est seulement pendant cette transition, par laquelle nous abordons le nouveau thème que le rideau devrait se lever. Ceci est du reste précisé dans les directives de Wagner. Ce n’est qu’à ce moment précis de l’expression musicale, que peut surgir sur scène de façon visible — si tant est que cela puisse se faire — le monde nouveau des Gibichungen. Si, pour des raisons techniques peut-être, il n’avait pas été possible de saisir ce moment propice, il aurait fallu faire lever le rideau un peu plus tard, c’est-à-dire après la première attaque par l’orchestre du thème des Gibichungen mais en aucun cas prématurément comme l’a fait Patrice Chéreau, car la réalité scénique doit toujours succéder à la phase musicale et non la précéder. Tout ce que nous voyons lors de la représentation scénique d’un drame wagnérien doit nous parvenir sous forme de «résultat du texte musical » ou, pour reprendre l’expression wagnérienne, « d’actions de la musique rendues visibles».

               Le Voyageur

Dans ce chapitre nos préoccupations n’auront pas pour objet les entrées en scène liées directement à un lever de rideau prématuré, mais celles se produisant pendant l’action scénique. Nous pensons par exemple, à l’entrée en scène impressionnante du voyageur au premier acte de Siegfried. Selon les directives de Wagner, l’entrée en scène devrait avoir lieu juste au moment où l’orchestre entame une suite harmonique qu’on appelle « les accords du voyageur » et qui se rapporte directement au personnage. Dans la mise en scène de Patrice Chéreau, Wotan, sans motivation apparente, court d’un bout à l’autre de la scène, l’air affairé, avant même que l’orchestre ait entamé ces accords. Mime, évidemment, ne le remarque pas, mais les mouvements de Wotan n’en sont pas moins en contradiction complète avec le caractère digne et mesuré qui émane du thème musical du voyageur. Au milieu de cette activité fébrile retentissent alors les premiers accords de son entrée en scène. Évidemment, ils semblent tout à fait déplacés, comme si la musique ne correspondait plus aux mouvements scéniques. Ces derniers, au lieu de se subordonner à la contexture musicale et de préserver ainsi l’unité d’expression, n’existent que pour eux-mêmes.

               Brünnhilde

Dans le prélude scénique du Crépuscule des dieux, la musique, après la scène des Nornes, dépeint le lever du jour. Dans l’intervalle, c’est à-dire jusqu’au moment où Siegfried et Briinuhilde font leur entrée, la scène, selon Wagner, doit rester vide. La musique, sur laquelle, selon lui, nous devons nous concentrer exclusivement pendant un certain temps, fait apparaître deux nouveaux thèmes très importants sous une forme déjà élaborée, à savoir ceux du héros et de Brünnhilde. Alors que cette phase musicale est en train de se déployer, Patrice Chéreau fait entrer Brünnhilde seule. Sur la scène, celle-ci, toute en émoi, avance précipitamment sur la scène comme si elle voulait annoncer quelque chose. Non seulement ses mouvements ne sont pas en harmonie avec la musique mais son entrée prématurée semble dénuée de toute motivation. Avant leur séparation, les personnages concernés quittent toujours au même moment le lieu de leurs adieux. Elles restent ensembles jusqu’au dernier instant, sans que l’une devance l’autre. Et, après que Brünnhilde a joué son rôle de figurante muette pendant un moment, voilà que retentit soudain l’air de son thème (mesure 330). Autant dire que l’effet produit s’en trouve complètement faussé.

Tout metteur en scène désirant faire une adaptation de Wagner doit avant tout retenir ceci : Tout sujet dramatique trouve ses origines dans la texture musicale, c’est d’elle qu’émanent les impulsions volitives. C’est pourquoi — à quelques exceptions près — le principe fondamental énoncé plus haut doit être absolument respecté L’expression scénique peut, à la rigueur, se joindre à l’expression musicale mais elle ne doit en aucun cas la précéder. Pour la troisième fois Patrice Chéreau a commis cette erreur. Ce ne sera pas la dernière. Par contre, il est souvent vrai que le texte musical annonce et prépare une apparition sur scène. Nous arrivons progressivement à discerner le principe régissant la mise en scène de Patrice Chéreau qui mène nécessairement à une altération de l’expression d’ensemble. Son principe tient en quelques mots : la musique ne doit à aucun prix être laissée elle-même La musique à l’état pur, devant un rideau baissé ou une scène vide, est fastidieuse et manque d’intensité. C’est pourquoi elle doit être limitée dans le temps au strict nécessaire, car le véritable effet émane exclusivement de l’évolution scénique. Chéreau attache une grande importance à une animation continuelle, à un débordement d’activité sur la scène où il doit toujours se passer quelque chose. En d’autres termes le metteur en scène n’a de toute évidence aucune confiance en l’effet produit par la musique car il ne la comprend pas, elle ne lui dit rien.

               Hagen, Siegfried, Brünnhilde

Nous ne mentionnerons que brièvement Les derniers exemples de mouvements ou d’entrées en scène prématurés dans le cadre d’une scène particulière, puisque leurs causes et leurs conséquences immédiates restent essentiellement les mêmes. Il deviendrait fastidieux à la longue de toujours mentionner ces faits déplaisants.

La première scène de l’acte II du Crépuscule des dieux nous montre Albérich adjurant son fils Hagen de tout faire pour reprendre l’anneau. Le caractère démoniaque de cette scène repose sur le fait qu’Hagen, bien qu’endormi, reste capable de saisir dans son subconscient le sens de ces mots. Son état a quelque chose de similaire à celui que l’on peut obtenir de nos jours par l’hypnose. C’est pourquoi, conformément aux directives de Wagner, Hagen est supposé rester endormi, dans la position assise, pendant toute la scène. Ce n’est qu’à l’arrivée de Siegfried qu’il devra s’éveiller. Le metteur en scène trouva naturellement cette scène beaucoup trop longue Hagen endormi ne saurait maintenir le spectateur en haleine et ne pourrait que l’ennuyer. C’est pourquoi Chéreau laisse Hagen se lever et se réveiller beaucoup trop vite, alors qu’Albérich le presse encore de questions. Une chose est certaine : les mouvements d’Hagen sont loin d’être ceux d’un somnambule.

Dans la scène suivante (scène 2), Siegfried fait son entrée en scène beaucoup trop tôt c’est-à-dire avant que l’appel du cor ne résonne. Même si cela fait partie des subtilités de l’oeuvre, un metteur en scène ne devrait pas ignorer combien cet appel est lié à la personne de Siegfried. Autrement dit, il souffle dans son cor pour annoncer son arrivée. Il ne faut donc pas qu’il apparaisse alors que le son de sa trompe résonne encore à moins qu’il ne le fasse lui-même devant nos yeux, comme au deuxième acte de Siegfried.

Dans la scène finale du Crépuscule des dieux, Brünnhilde fait également son apparition sur scène beaucoup trop tôt. Si l’on s’en réfère aux directives de Wagner, elle arrive de l’arrière-scène, au son du thème du crépuscule des dieux, juste avant de prononcer les mots « Schweigt eures Jammers jauchzenden Schwall » (« Trève au torrent sonore de vos lamentations »). Ceci correspond à son tempérament humain : à peine arrivée sur scène, vouloir dominer la scène. C’est dans cette attitude qu’elle entamera le chant final dans un halo d’une expressivité inégalée.

Dans la mise en scène de Patrice Chéreau, Brünnhilde se trouve déjà depuis bien longtemps sur scène. L’auteur de la mise en scène, comme il fallait s’y attendre, n’a pas saisi l’importance du moment de l’entrée en scène de Brünnhilde. C’est tout à fait par hasard qu’il la découvre, légèrement en retrait de la scène, allongée de tout son long sur le rebord d’un mur, jetant un regard désespéré sur la dépouille de Siegfried et devenant de ce fait témoin de l’altercation entre Hagen et Gunther. Une fois de plus, le metteur en scène n’a pas tenu compte de l’importance du thème musical caractérisant un personnage. Il a négligé l’expression de dignité et de fierté transparaissant à travers la musique ou plutôt, il a rabaissé Brünnhilde à un rang inférieur, à celui de Gutrune, avant même qu’elle ne puisse, une dernière fois, prendre part à l’action.

3. Mouvements superflus [remonter]

Le troisième groupe d’exemples tirés de la mise en scène du RING par Patrice Chéreau comporte des mouvements qui, s’ils se justifient sur le plan de leurs origines et leurs motivations, ne sauraient obtenir notre approbation de par leur ampleur et l’inutilité de leurs exagérations. Il va sans dire que nous ne pourrons pas nous attarder sur tous les exemples. D’une part du fait de leur trop grand nombre qui nous empêche d’en dresser une liste exhaustive, et d’autre part, du fait des innombrables répétitions phénotypiques. Il nous faudra donc faire une sélection qui résume l’ensemble. Pour plus de clarté, nous prendrons les exemples dans l’ordre chronologique de leur apparition au sein du drame. Nous commencerons par la deuxième scène de l’Or du Rhin.

               Loge

Dès qu’il apparaît, Loge détermine le cours de l’action (nous reparlerons de son entrée en scène dans un autre contexte). Le fait qu’on l’attende avec impatience et qu’il détermine le cours des évènements provoque nécessairement chez lui un regain d’activité. Ses gestes mouvementés semblent particulièrement vivaces (en comparaison avec ceux des autres personnages), mais trouvent leur légitimation dans le fait que de la musique se dégage indéniablement cette impression de mouvements. Mais plus une personne s’agite sur scène, plus elle risque de se livrer à de faux mouvements. Dans le cas de Loge, nous trouvons les trois possibilités suivantes les faux mouvements, c’est-à-dire ceux allant à l’encontre de l’expression musicale, les bons mouvements et les mouvements justes mais trop abondants qui, du fait de leur caractère superflu, tombent néanmoins dans la catégorie des faux mouvements. C’est de ces derniers dont nous allons maintenant parler.

Même si les mouvements sont corrects et correspondent à des impulsions profondes et, partant, à l’expression musicale, ils peuvent, en cas d’excès, recéler deux formes de dangers : premièrement, ils perdent tout pouvoir de suggestion car ils se trouvent soumis à un phénomène d’usure, l’accélération des effets produits s’use d’elle même et mène à une perte totale de l’intensité dramatique. Deuxièmement, tout mouvement visuel — indépendamment de son degré d’efficacité — détourne l’attention de l’auditeur de l’accompagnement musical. Autrement dit, nos facultés visuelles et auditives s’influencent négativement dans leurs interférences. C’est un phénomène de réception contre lequel personne ne peut rien, mais dont il faut quand même tenir compte. Il importe avant tout de fixer des priorités.

D’une façon générale, on peut, avant tout, dire une chose de l’expression des mouvements scéniques de Loge :  si le metteur en scène ne l’avait pas fait gesticuler et s’ébattre de la sorte, ses mouvements auraient certainement produit plus d’effet, car sa ruse se traduit trop souvent par une agitation désordonnée. Dans un exemple particulièrement marquant, cet état de chose a même mené à une contradiction totale avec l’expression musicale. Au moment où Loge reconnaît : « Umsonst sucht’ ich und sehe nun wohl : in der Welten Ring nichts ist so reich, als Ersatz zu muten dem Mann für Weibes Wonne und Wert ! » ( « En vain, j’ai cherché et je vois bien à présent que dans le monde entier rien n’a assez de prix pour réjouir l’homme en remplacement des délices et de la valeur d’une femme »). Puis, au cours de sa narration, ses gestes ironisent et parodient la valeur de la femme et de l’amour. A la fin de la scène, dans un mouvement exubérant, il va même jusqu’à s’envelopper dans le voile de Freia. Pendant ce temps, l’orchestre développe un monde musical d’une rare pureté et d’une sincérité extrême. Une telle interprétation parodique de l’oeuvre ne peut donc se faire qu’au prix d’une dislocation totale de l’expression.

              Siegmund / Sieglinde

Nous allons maintenant nous pencher sur le dialogue final de Siegmund et Sieglinde du premier acte de La Walkyrie, qui a obtenu les plus hautes faveurs de la critique. Erich Rappl a écrit que Chéreau en avait fait « une scène d’amour bouleversante ». Dans la mesure où la quantité des mouvements scéniques ininterrompus et le rythme de l’action sont considérés comme des critères de qualité, il faut bien donner raison aux critiques. Mais tant que nous nous attacherons au critère de l’effet réel, nous ne pourront pas joindre notre voix au diapason de ces éloges.

L’effet produit par une scène d’amour, et particulièrement d’une scène d’amour wagnérienne, qui repose avant tout sur « la valeur de l’expression musicale », ne dépend en aucun cas du nombre des étreintes données et reçues. Au contraire, une seule étreinte, sans cesse retardée, jusqu’au dénouement final, sera, de par son caractère d’unicité beaucoup plus expressive et convaincante que ces perpétuels mouvements de passion déchaînée. Pourquoi Sieglinde, qui se trouvait au côté de Siegmund, se retire-t-elle vers le fond de la scène, juste au moment où ce dernier lui dédie le chant du printemps, comme s’il fallait maintenir les acteurs constamment en mouvement (que cela ait un sens ou non) ? Cela restera le secret de Chéreau.

Mais sa mise en scène dans la direction des acteurs atteint son paroxysme au moment même où le rideau commence à tomber. Alors que la scène disparaît lentement derrière le rideau, nous pouvons voir les amoureux se jeter au sol comme s’ils avaient l’intention de consommer leur union physique. Nous verrons la même chose avec deux autres personnages à la fin de Siegfried. La question reste de savoir s’il ne vaudrait pas mieux renoncer à la suggestion de telles effusions. Le spectateur peut très aisément faire appel à son imagination pour se représenter de telles scènes. En tout cas, l’une des deux scènes est de trop, car la répétition entraîne une perte de l’effet produit.

               Brünnhilde

Même la scène de la « Todesverkündigung » (annonce de la mort), au second acte de La Walkyrie, souffre d’un excès de mouvements. La concentration qu’exige du spectateur la gravité bouleversante de la scène est troublée par les gestes de Brünnhilde qui fait tout à fait penser à une « infirmière » qui aiderait un malade à se déshabiller. De même, le caractère fatidique et désespéré de la situation de Siegmund et Sieglinde s’en trouve considérablement diminuée. L’expression visuelle de sa compassion à laquelle nous assistons durant toute cette scène, s’étend sur plusieurs phases et en affaiblit l’effet. Non seulement l’expression de ses sentiments survient beaucoup trop tôt, mais elle entraîne inévitablement une diminution de l’intensité dramatique, de sorte que lorsque résonne l’expression musicale traduisant l’émotion et de la compassion de Brünnhilde, celle-ci ne trouve aucun équivalent scénique.

               Siegfried, Mime

Dans le premier acte de Siegfried, les occasions ne manquent pas de pousser les mouvements scéniques au delà des limites du tolérable, (nous nous sommes déjà penchés sur certains de ces exemples dans un autre contexte). Ceci est dû à la profusion des signes d’activité extérieure qui caractérise cette partie de l’action dramatique. L’attitude agressive de Siegfried envers Mime, et les larmes feintes dont celui-ci le paie en retour, trouvent leur aboutissement naturel dans les mouvements exprimés par la musique de Wagner qui fascine nos sens et force notre admiration. Le thème de la Jeunesse est plein de fureur et de rage, alors que le motif de Mime prend l’allure d’un feu-follet. Il est impossible de traduire toutes ces impressions par des mouvements scéniques. Seule une infime partie de tous les mouvements musicaux peut être rendue sur scène, nous assisterions autrement à un chaos complet. Il est indispensable de réduire énergiquement et de doser le nombre des mouvements scéniques de façon à trouver un juste équilibre avec l’expression musicale de l’oeuvre.

Hélas, le metteur en scène a échoué dans cette tâche. En donnant libre cours au côté théâtral de sa mise en scène, il a prouvé son désintéressement pour la musique. Son Siegfried est trop agressif, Mime beaucoup trop affairé. La surabondance des évolutions scéniques recouvre les mouvements traduits par la musique. En fin de compte, les deux modes d’expression ne peuvent plus se compléter.

Ensuite, à l’acte 2, cette manie d’imposer une superposition des mouvements scéniques continue après l’apparition de Siegfried et de Mime et tourne au ridicule lorsque Chéreau fait grimper les deux personnages aux arbres afin de symboliser (de manière ô combien inutile) leur surexcitation provenant non pas de la situation du moment, mais de l’idée qu’ils se font de l’imminence du combat entre Siegfried et le dragon. Ici encore, il semble que le metteur en scène n’ait eu d’autre souci que d’attirer le regard, de proposer au spectateur, quelque chose à voir, afin de ne pas donner trop d’importance à la musique. L’effet produit sur notre sens auditif et notre sens de la musique ne semble pas intéresser Monsieur Chéreau, il se dégage de toute responsabilité. Il ne lui est pas venu à l’idée que face à sa mise en scène, le spectateur pourrait en oublier la musique de Wagner pour ne s’attacher qu’au côté insolite de l’oeuvre scénique. Ou y verrait-il par hasard le succès souhaité, le couronnement de son oeuvre?

               Erda

L’irresponsabilité du metteur en scène atteint son paroxysme dans la scène entre le voyageur et Erda, au troisième acte de Siegfried. La question qu’on est en droit de se poser est de savoir si le spectateur peut encore accorder tant soit peu d’attention à la musique et son expression dramatique lorsqu’il se voit confronté à cet énorme drap, sous lequel quelqu’un se débat et s’efforce désespérément de se dégager. L’idée d’avoir eu recours à un voile pour le sommeil d’Erda se justifie mais pourquoi ces convulsions désespérées faisant penser à une lutte contre la mort par asphyxie. A quelles extrémités Erda, « la femme la plus sage du monde » en est-elle réduite ? Son caractère s’en trouve incroyablement déformé.

               Hagen

Dans la scène du meurtre de Siegfried, au troisième acte du Crépuscule des dieux, nous avons également relevé une falsification du message profond de l’oeuvre, due au caractère superflu des mouvements scéniques. Il vaudrait mieux passer sous silence le moment où Hagen demandant à Siegfried : « Errätst du auch dieser Raben Geraun ? » ( « Comprends-tu également le sens du cri des corbeaux ? ») lui présente deux oiseaux morts. Etaient- ils encore en vie ? De toute manière ils auraient trouvé la mort, écrasés par le poing puissant de Hagen. Le metteur en scène n'a-t-il pas eu la moindre idée de l’importance de ce couple de corbeaux qui sont tes messagers de Wotan, sur le point de reprendre leur vol pour apporter à leur maître les dernières nouvelles du monde?

Lors du meurtre de Siegfried, Chéreau, comme pour Siegmund, tient à ce qu’il soit frappé à trois reprises. Veut-il par ce moyen rehausser le caractère tragique de l’évènement? Verrait-il un rapport entre le tragique et le sadisme? C’est à la musique qu’incombe avant tout la tâche d’exprimer le tragique d’une scène, car elle seule peut y parvenir de manière réellement satisfaisante. L’effet que le metteur en scène a voulu produire par ces coups de lance odieux, n’a plus aucun rapport avec le caractère inexorable et fatidique de la tragédie : il insuffle à Hagen une cruauté agressive que nous ne retrouvons nulle part dans le texte musical du personnage. De plus, un tel trait de caractère n’apporte absolument aucune précision sur l’expression et la signification du drame et s’avère donc superflu.

4. Des mouvements et des tableaux scéniques s'opposant à l'expression de la musique [remonter]

Nous arrivons maintenant dans notre traité critique du travail de mise en scène de Patrice Chéreau au quatrième et ultime groupe d’exemples. Celui-ci contient — dans la mesure où ils n’ont pas déjà été mentionnés dans un autre contexte — les mouvements scéniques qui, en tant que phénomènes visuels, s’opposent à l’expression de mouvement traduite par la musique. Dans ce même groupe, nous évoquerons également un certain nombre de tableaux scéniques en contradiction flagrante avec le message émanant du texte musical. Tout comme pour les autres groupes d’exemples, nous ne prétendons pas dresser ici une liste parfaitement exhaustive de ces cas nous respecterons néanmoins scrupuleusement l’ordre chronologique des évènements du drame.

               Les filles du Rhin

L’expression musicale des vagues, qui commence durant le prélude de l’Or du Rhin, continue à la scène 1. La matière thématique des vagues et ses variantes continue de former la substance fondamentale de la partition musicale. Le premier chant de Woglinde traduit dans ses notes du haut de la gamme ce même mouvement de vagues. On peut lire dans le texte « Weia! Waga!  Woge, du Welle! » ( « Weia Waga roule, ô vague»). Les trois filles du Rhin chantent ensuite « flimmert der Fluss, flammet die Flut, umfliessen wir tauchend... in seligem Bade dein Bett ! » ( « le fleuve scintille, les flots flamboient et nous entourons ton lit, en plongeant. . . dans un bain merveilleux »). Alberich demande « Eurem Taudierspiele nur taugte das Gold ? » ( « Cet or ne serait-il bon qu’à vos jeux de plongeuses ? »). En d’autres termes, sans même tenir compte des directives scéniques de Wagner, il ne fait pas le moindre doute que la première scène de la Tétralogie, — dans laquelle il est question de l’Or du Rhin — se joue dans les flots mouvants du Rhin, dans lesquels s’ébattent les filles du Rhin. Malgré cela, dans la mise en scène de Patrice Chéreau, ces dernières évoluent en robes de cocktail, les pieds au sec, dans les installations techniques d’un barrage. Pas la moindre trace d’eau ni de vagues, seuls des nuages de vapeur montent dans le ciel. Quelle contradiction entre la musique et le texte ! Le metteur en scène a rompu l’unité d’expression : entre le son et l’image. Entre le phénomène musical et le phénomène scénique se trouve un abîme infranchissable, une contradiction qu’on ne peut imaginer plus grande.

Passons à un autre aspect. Les filles du Rhin éprouvent néanmoins une certaine crainte vis-à-vis d’Alberich. « Nun lach’ ich der Flurcht : der Feind ist verliebt « ( « A présent, je ris de ma crainte : l’ennemi est amoureux »), chante Flosshilde. Les filles du Rhin fuient chaque fois qu’Alberich essaie de les approcher. Sa colère et son exaspération se font de plus en plus sentir pendant qu’il les poursuit ; à la fin, il profère même la menace suivante « Fing eine diese Faust! » ( « Que ce poing en saisisse une »). Que tire Chéreau de toutes ces indications dépourvues de toute ambiguïté pour sa mise en scène ? Les filles du Rhin, qu’il a transformées en prostituées, se font de plus en plus pressantes. L’une d’elle laisse tomber le bas de sa robe sur Alberich puis, elles se jettent à trois sur lui. Alors qu’il est allongé sur le dos, elles s’assoient sur lui, les jambes écartées. Elles en viennent aux mains, le giflent. Et à la fin, malgré leurs débordements d’énergie, on voudrait nous faire croire qu’elles ne seront même pas capables d’empêcher le vol de l’Or?

               Loge

L’évolution des acteurs sur scène peut entrer en contradiction totale avec l’expression musicale et mener à des erreurs d’interprétation. Ainsi, la deuxième scène de l’Or du Rhin, Loge apparaît au moment précis où l’orchestre joue les accords de son thème qui doivent traduire le caractère flou et indécis du personnage. Les gestes de l’acteur, en admettant qu’ils doivent concourir à l’expression dramatique, ne sauraient être totalement bannis du drame. Nous avons déjà vu plus haut que dans plusieurs scènes les mouvements de Loge étaient trop abondants. En revanche lors de sa première apparition, durant laquelle une multitude de mouvements précis aurait été nécessaire afin de parfaire le tableau, Chéreau, pour des raisons inexplicables, a cru bon de limiter au maximum les gestes de l’acteur. Tout d’abord, il s’est permis de distraire inutilement notre attention en imposant à l’acteur un costume représentant un jet de flamme puis, à l’encontre de toute logique, d’habiller Loge, incarnation du feu, d’un costume noir, couleur de charbon. Un autre costume aurait non seulement produit plus d’effet au début de la scène, mais aurait également été plus conforme au message dramatique.

               Erda

L’entrée en scène d’Erda, à la scène 4 de l’Or du .Rhin, va à l’en contre de l’expression musicale. Celle-ci traduit incontestablement le développement et l’apparition d’un personnage émergeant de l’abîme. On peut lire dans les directives de Wagner « Erda émerge de l’abîme jusqu’à mi-corps ». Nous constatons, une fois de plus, combien il importait à Wagner de joindre le son à l’image, la musique à la scène. Patrice Chéreau, lui, ne trouve rien de mieux que de détruire cette unité chaque fois qu’il le peut. Ainsi, dans sa mise en scène, Erda, « la sagesse primordiale », marche tout à fait naturellement sur la scène, au niveau du sol, elle évolue, telle une bohémienne, en contradiction constante avec la solennité de la musique.

               Siegmund, Hunding

Au premier acte de la Walkyrie, les mouvements d’entrée en scène de Siegmund et Hunding ne traduisent pas l’expression musicale. Après être entré dans la pièce, Siegmund reste trop longtemps debout pour l’état de fatigue dans lequel il se trouve. Dans la mise en scène de Chéreau, nous ne pouvons croire à son épuisement. Hunding, pour sa part, n’apparaît pas sous les traits de l’homme plein d’énergie et de fermeté que la musique nous laisse deviner. Il faut cependant avouer que l’exposition du thème de Hunding était pratiquement inaudible sous la baguette de Pierre Boulez. Une fois de plus, nous avons eu, à quelques secondes d’intervalle, deux altérations de l’expression dramatique.

         Tableaux scéniques de la Walkyrie

Le tableau scénique du premier acte de la Walkyrie aurait pu être intégré aux considérations d’ordre général que nous avons formulées plus haut, qui reflétaient la façon dont Patrice Chéreau a transféré l’action du RING dans notre temps. en réalisant une mise en scène correspondant à notre époque actuelle. Erich Rappl a écrit : « Le logis de Hunding n’est plus une hutte, mais une résidence dans le style des années 1870... La richesse de Hunding est symbolisée par une roue de transmission d’une machine d’extraction. Hunding est de toute évidence propriétaire d’une mine (loc. cit.)».

Nous avons déjà examiné en détails les effets qu’un tel intérieur produit sur notre sens critique. Il n’y a rien à ajouter sauf, peut-être, que Wagner, dans ses directives, avait précisé que le frêne devait avoir un tronc vigoureux, que sa frondaison, soustraite à notre regard, se déployait au dessus du toit. Patrice Chéreau transforme ce spécimen géant de la nature en un maigre arbuste, condamné, dont la cime commence à mourir et qui, loin d’être vigoureux, ressemble plutôt à une souche desséchée. Qui voudrait nous faire croire que Wotan a pu y planter son épée ? C’est une idée vraiment ridicule.

Avec Chéreau, le tableau scénique du deuxième acte de la Walkyrie se divise en deux parties. Les « montagnes rocheuses et sauvages » dont Wagner avait fait mention dans ses directives, ont été remplacées par le hall de réception d’une résidence, du style des années 1870. Comme chez Hunding, nous retrouvons la mêne roue symbolique, mais en plus, une boule d’acier tournant continuellement sur elle-même est placée au milieu de la scène. Comment Frika arrivant à la hâte peut-elle s’adresser à Wotan en ces mots: «Wo in Bergen du dich birgst, der Gattin Blick zu entgehn, einsam hier such’ ich dich auf.. » (« Dans ces montagnes où tu te caches pour échapper au regard de l’épouse, seule, je viens te trouver...»)?

Au troisième acte de La Walkyrie, les vierges guerrières sont réunies dans un cimetière abondonné. La spécificité du temporel et l’exiguïté oppressante qui émanent de ces lieux sont en contradiction totale avec l’expression musicale. Au son de la chevauchée des Walkyries avec sa suite mélodique exubérante soulignant le rythme du galop, nous voyons passer des chevaux fatigués tirant la patte.

               L'adieu de Wotan

Tous ceux qui connaissent le langage musical de Wagner auront relevé, dans la scène d’adieu entre Wotan et Brünnhilde, une contradiction avec l’expression musicale des plus regrettables. Après que Wotan ait prononcé ces mots « Denn einer nur freie die Braut, der freier als ich, der Gott ! » ( « et que seul épouse la fiancée, un être plus libre que moi, le dieu »), l’orchestre reprend le thème de l’amour des Wälsungen. Tout adepte de la musique faisant preuve de sensibilité, constatera, en écoutant cette partition, que la musique exprime ici, de façon bouleversante, une suite d’étreintes passionnées. Il est dit, dans les directives de Wagner : « Saisie d’émotion et d’enthousiasme, Brüinnhilde s’abondonne sur la poitrine de Wotan ». Qu’a imposé, dans son inconscience, le metteur en scène aux deux acteurs ? Des mouvements contredisant, de manière on ne peut plus évidente, l’expression musicale : marchant côte à côte, les deux personnages grimpent jusqu’au sommet du rocher qui, dans l’intervalle, a été poussé de l’arrière-scène où il se trouvait à l’origine, jusqu’au devant de la scène.

             Le charme des flamme

Si, musicalement parlant, le « Charme des flammes », à la fin de la Walkyrie, ne fait pas partie des partitions les plus prestigieuses de la mythologie du RING, il n’en demeure pas moins l’une des scènes les plus impressionnantes. Dans la mesure où le metteur en scène est confronté à une réalisation scénique, il doit s’efforcer d’en tirer le plus d’effet possible. Premièrement, d’un point de vue purement technique, en s’attachant, par un océan de flammes, à produire sur nous la plus forte impression. Pour ce faire, il est inutile d’avoir recours — comme l’a fait Patrice Chéreau — à de vraies flammes, surtout si elles paraissent ridiculement petites et fument plus qu’elles ne flambent. Il vaut mieux, dans ce cas, projeter artificiellement des flammes qui atteindraient une grandeur suffisante pour pouvoir encercler le rocher. Deuxièmement, ce qui donne tant d’effet au « charme des flammes » c’est essentiellement l’identité d’expression entre la musique et la scène. Ici encore, Wagner a su tirer profit de toutes les ressources musicales pour donner du corps à cette scène. En exagérant un peu, nous pourrions même dire qu’il avait réalisé la mise en scène musicale du « Charme des Flammes ». Il suffit au metteur en scène d’en avoir connaissance et d’agir en conséquence.

La composition tonique du « Charme des flammes » fournit des indications précises sur les processus visuels correspondant au moment où Wotan frappe la pierre de sa lance, à trois reprises, et à intervalles réguliers. Selon Wagner, au troisième coup, « un rayon de feu jaillit de la pierre ». Le jaillissement de la flamme, la formation progressive de l’océan de flammes et l’encerclement du rocher par celles-ci, sont exprimés de façon précise dans le temps et l’espace par la musique, cette dernière traduisant la progression du feu. Le metteur en scène n’a utilisé aucune de ces ressources pour sa mise en scène. C’est ainsi que nous nous retrouvons à la fin de la Walkyrie avec deux « Charmes du feu » différents. L’un, qui s’emplit progressivement de magnificence à travers la musique, et l’autre, entrant pitoyablement en scène, jouant son rôle indépendamment de la musique. Les flammes semblent s’agiter toutes seules, en contradiction totale avec la musique, détruisant l’unité d’expression et, ce faisant, privant l’action de toute force de persuasion. La réalisation de cette scène par Patrice Chéreau a été un véritable fiasco. Cet état de chose paraît si incompréhensible qu’on peut se demander s’il ne cache pas une certaine intention. Le spectateur, loin d’avoir été le témoin d’un phénomène naturel grandiose, a assisté tout au plus à une parodie.

              La forge de l'épée

Bien que se situant à un moindre niveau, et passant donc plus inaperçues, les divergences d’expression, lors du « flamboiement du feu », au premier acte de Siegfried, n’en demeurent pas moins irréfutables. « Blase, Balg! Blase die Glut » ( « Souffle, soufflet ! Souffle le feu ! ») Voilà ce que chante Siegfried, au moment où les flammes s’élèvent, pour ainsi dire, du brasier en une configuration musicale. Mais la presse à métaux, objet inanimé, ne peut réagir au son de la musique; elle vibre indépendamment de celle-ci (ce qui n’est pas dépourvu d’une certaine logique perverse) et vient rompre l’unité d’ex pression entre la musique et la scène.

               Le tableau scénique à la fin de Siegfried

Dans la scène finale de Siegfried, le personnage principal lutte contre le feu qui cerne le rocher de Brünnhilde, en vient à bout et maîtrise les flammes. Il entre en scène en prononçant ces mots « Selige Öde auf sonniger Höh’ » ( «  Paix solitaire des monts bienheureux »). Alors que la musique évoque des motifs, dont l’expression traduit tantôt le pur étonnement, tantôt l’éveil des tensions intérieures de l’amour, ou encore la projection de l’amour dans l’espace du monde extérieur. Dans sa mise en scène, Chéreau reprend le tableau scénique du troisième acte de La Walkyrie qui représentait un cimetière. Le long dialogue amoureux de Siegfried et Brünnhilde a lieu dans un décor de pierres tombales. Il n’entre nullement dans nos intention d’affirmer qu’une telle scène, dans la mesure où ses impulsions psychiques auraient été modifiées en conséquence, n’ait pu se dérouler dans un environnement de désespoir et de décadence, mais il aurait fallu alors trouver une autre musique. La luminosité, la brillance, et l’exaltation qui émanent de cette partition de Wagner, surpassent tout ce qui a pu être composé auparavant. Dans sa lettre des 23 et 24 Février 1869 qu’il écrivit de Tribschen à Ludwig II, Wagner précisait que les  « Sons » qu’il avait composés pour cette scène, « reflétaient l’allégresse jaillissant de la poitrine du héros lançant vers les Hautes Alpes son cri de victoire, d’amour et de joie, pour les transmettre à l’éternité sous forme d’un écho infini ».

Patrice Chéreau voulait-il par ce tableau scénique en amoindrir les effets, ou les remettre même en question ? Quelle que soit la réponse, une chose est certaine : le tableau scénique — indépendamment du contexte musical — exprime toute autre chose que ce que la musique était sensée traduire. Il est de toute évidence en contradiction flagrante avec l’expression musicale.

               Brünnhilde

Lorsque Gunther, au deuxième acte du Crépuscule des dieux revient à la cour des Gibichungen avec Brünnhilde, celle-ci est au comble du désespoir. Dans ses directives, Wagner précise que «la plus noble d’entre toutes les femmes » apparaît, « pâle, la tête baissée », sans relever les yeux. Patrice Chéreau croit pouvoir renforcer l’expression qui émane de son attitude en la faisant apparaître pliée en deux, comme si elle souffrait d’une déviation de la colonne vertébrale et avait besoin d’une canne pour se déplacer. Il est impossible de croire en ce tableau, car son abattement moral se traduit ici par un handicap physique. Il faudrait qu’un être humain endure bien des sacrifices et soit tombé dans la résignation la plus totale, pour que son aspect extérieur reflète un tel abattement. Et c’est là, justement, que Chéreau a falsifié le personnage de Brüinnhilde car sa force vitale, son ultime fierté n’ont pas encore été brisées. Du reste, ses réactions nous le prouvent bien par la suite, surtout au moment où elle se transfigurera.

              La scène des filles du Rhin au troisième acte du Crépuscule des dieux

Comme dans la première scène de l'Or du Rhin, le premier tableau du troisième acte du Crépuscule des dieux souffre, dans la mise en scène de Chéreau, de la même contradiction fondamentale d’expression entre la musique et la scène. Comme dans l’Or du Rhin, la musique traduit ici le mouvement des vagues, avec, en plus, une variante que l’on pourrait interpréter comme la représentation de l’éclaboussement de l’eau, d’autant plus qu’elle trouve une suite logique dans le nouveau thème du jeu de l’eau. A ce sujet, les directives de Wagner précisent « Les trois filles du Rhin . . émergent des ondes et nagent en décrivant des cercles comme en une sorte de ronde ». Mais le tableau scénique, faisant fi de l’expression musicale, représente le même barrage suspect que nous avions vu dans l’Or du Rhin. Les filles du Rhin, elles, évoluent comme si elles se trouvaient dans le lit desséché d’un fleuve. Une fois de plus, l’action scénique a rompu tout lien avec la musique afin de s’en mieux libérer.

       La marche funèbre

Dans la mise en scène de Chéreau, la dépouille mortelle de Siegfried, au lieu d’être soulevée et portée solennellement par les vassaux jusqu’au bûcher, au son de la marche funèbre, est entourée progressivement par la foule qui la contemple. Cette musique, loin d’exprimer l’immobilité, incarne un mouvement mesuré qui n’est pas seulement basé sur le rythme. Il ne s’agit pas d’une « véritable » marche funèbre, mais d’une marche nous conduisant à travers la vie du défunt et de ses parents : elle contient indubitablement certaines références thématiques ponctuelles de sa vie les Wälsungen, Weh-walt-Siegmund, Sieglinde, l’amour fraternel et l’amour physique, la peine des Wälsungen, l’épée, Siegfried et son héroïsme — qui apparaissent sous les deux formes — et enfin Brünnhilde. Toutes les phases de ce texte musical sont inexorablement liées entre elles par le motif de la mort, qui revient continuellement. Ces éléments de l’expression musicale ont été falsifiés par Chéreau qui a opté (et ce sera la seule exception !) pour un tableau scénique statique.

               Le tableau final du Crépuscule des dieux

C’est certainement après le chant final de Brünnhilde, à la fin du Crépuscule des dieux, que la mise en scène de Chéreau atteint le summum de la falsification. La musique exprime tout d’abord la propagation du feu qui transforme bientôt toute la scène en un gigantesque brasier viennent ensuite les eaux du Rhin qui, sorties de leur lit, envahissent le site et submergent le brasier : la musique exprime tout à la fois le feu universel et le déluge. Mais, ce qui s’offre à notre vue, c’est une pile de bois de dimensions modestes, déposée à l’arrière scène, que les petites flammes naturelles du magicien Chéreau viennent lécher. Nulle trace ici de feu gigantesque, de palais des Gibichungen s’effondrant, pas la moindre goutte d’eau. Par contre, une foule curieuse vient envahir la scène sur toute sa largeur. Wagner précisait : « Dans les ruines du palais qui s’est écroulé, les assistants contemplent, avec une profonde émotion, l’incendie qui se propage dans le ciel »; ce qui signifie qu’en bordure de scène ne se trouvent plus que quelques survivants qui assistent, consternés, à l’effondrement du monde.

               Les adjonctions idéologiques du metteur en scène

Les attroupements gratuits de personnes assistant en spectateurs passifs â l’action — qui ne sont que pure invention, un ingrédient scénique du metteur en scène — ont, en fait, une fonction précise à l’intérieur de la mise en scène de Chéreau. Il déclarait lors des entretiens de Bayreuth du 17 Août 1976: « Personne ne sait ce qu’il adviendra du monde après la catastrophe décrite par le RING. Le mythe reste muet sur cette question. Wagner même n’a pu y répondre. Sa Tétralogie se termine donc par un point d’interrogation ».

Nous ne partageons pas du tout cette opinion, mais le but du présent ouvrage n’est pas d’engager la polémique sur ce sujet. Indépendamment de tous les autres points de vue, concernant le message final du RING et ses implications, il nous reste, pour conclure, à déterminer la manière dont Patrice Chéreau a abordé son travail de mise en scène de l’oeuvre : il pensait pouvoir intégrer, à l’intérieur de l’action, les énigmes de cette finale soit-disant problématique du RING.

Les gens, s’attroupant autour de la dépouille mortelle de Siegfried, sont sensés représenter des personnes se tenant à l’extérieur du drame, méditant avec nous, ou pour nous, sur le sens de cette mort. Il en va de même pour les personnes de la scène finale elles sont impressionnées par ce qu’elles ont vu et se demandent de quoi va être faite notre vie demain. Ce que le metteur en scène s’est permis n’est rien de moins que l’introduction d’éléments étrangers dans un organisme artistique, parfait en soi, et d’idées qui n’ont strictement aucun rapport avec la substance de l’oeuvre. Le fait d’avoir recours à de telles possibilités et de telles trouvailles peut mener, selon les circonstances, à des falsifications de l’oeuvre dont on n’imagine guère la portée. En outre, il n’appartient pas à un metteur en scène d’en décider, il n’en a pas le droit. Il a pour seule tâche de présenter l’oeuvre artistique dans sa forme la plus pure; il doit se limiter à une restitution visible du contenu substantiel de l’oeuvre. Il doit laisser les réflexions éventuelles sur l’oeuvre au spectateur, car ces dernières représentent une partie de sa liberté au sein de l’expérience artistique.


 

     REMARQUES FINALES

     Résumé et Conclusion

[remonter]

Après avoir relevé les aspects essentiels de la mise en scène du RING par Patrice Chéreau, discuté de sa valeur et des résultats obtenus, nous aurons à tirer quelques conclusions d’ordre général.

La faute principale commise par Patrice Chéreau, tout au long de sa mise en scène, vint du fait qu’il négligea totalement la substance même de l’oeuvre wagnérienne et la valeur de son message. S’il n’a pas tenu compte des aspects essentiels de l’oeuvre, comment aurait-il pu en faire l’interprétation ? Sa mise en scène du Ring n’atteint pas à cette « justesse d’interprétation » que nous avons essayé de définir.

Quelles raisons invoquer ? A priori il y en a deux : ou bien Patrice Chéreau n’a pas compris le mythe du RING et dans ce cas, il pouvait ignorer la valeur du message de l’oeuvre ; ou bien encore il était capable d’en comprendre la signification profonde et sa méconnaissance fut intentionnelle. Prises séparément, ni l’une ni l’autre des raisons invoquées ne peuvent donner entièrement satisfaction ; ce n’est que pour plus de clarté que nous les examinerons séparément.

1. Méconnaissance de l’oeuvre par incompréhension de la valeur de son message [remonter]

Ce n’est qu’une année avant sa propre mise en scène — lors du Festival de Bayreuth 1975 —  que Patrice Chéreau prit connaissance du RING. Jusqu’à sa tentative de l’été suivant, cette rencontre avec l’oeuvre originale fut sa seule et unique expérience. De la musique, il ne se préoccupa que fort peu ou même pas du tout. En tant que metteur en scène, une certaine sensibilité pour l’élément premier du drame wagnérien lui fit totalement défaut. Pendant les entretiens de Bayreuth du 17 Août 1976, il tenta de se disculper en affirmant que la clef du drame nous était livrée autant par le texte que par la musique.

Nous concéderons volontiers à Patrice Chéreau d’avoir eu le temps, au cours de toute une année, de se livrer à une lecture attentive de l’oeuvre wagnérienne et même d’avoir pris connaissance de son contenu. Mais, pour comprendre la valeur du message de l’oeuvre, une année y suffit-elle ? Pourquoi nous en étonner ? Un jeune metteur en scène peut-il résoudre, à lui tout seul, en une année, un problème auquel toute une vie peut être consacrée ? Celui qui, après un premier contact avec l’oeuvre wagnérienne, veut s’essayer à une mise en scène devrait s’y préparer plus longuement que Patrice Chéreau ne l’a fait. Eut-il bien conscience de ce qui l’attendait? Y était-il vraiment préparé ? Les spécialistes et habitués de Bayreuth auraient dû le dissuader de son projet et savoir que dans de telles conditions, son entreprise était, par avance, vouée à l’échec.

En dernier lieu, l’échec de cette tentative retombe sur le directeur du Festival.

Invoquer l’art d’essai pour justifier les résultats saugrenus de telles mises en scène, n’est qu’un prétexte avancé pour masquer la faillite de l’art. Cette vénérable institution devrait fermer ses portes. Comment les responsables ont-il pu oublier la raison du succès de ce Festival depuis des décennies ? S’y rend-on pour assister aux innovations d’un art expérimental ou pour revivre la perfection achevée d’une mise en scène à valeur exemplaire ? Les mises en scène médiocres ne valent pas le déplacement.

2. Méconnaissance voulue de la valeur du message de l’oeuvre [remonter]

Nous avions supposé chez Patrice Chéreau, non seulement une incompréhension de l’oeuvre, mais également une méconnaissance de la valeur de son message. Mais le metteur en scène aurait-il pu agir en connaissance de cause, sachant pertinemment qu'il détruisait ainsi l’unité d’une concordance entre l’expression musicale et scénique, et réduire l’effet produit sur le spectateur par la nature même de l’oeuvre wagnérienne? Comment expliquer alors sa conduite?

Peut-être voulait-il « faire autre chose » qui fasse contraste avec le mythe wagnérien, soit pour s’en distancer, soit pour le remettre en question; ou bien voulait-il, à l’aide « d’un contrepoint scénique » obtenir un effet de tension entre la musique et la scène tel, que l’évolution sur scène n’ait plus aucun rapport avec la musique et soit en contradiction totale avec elle. Peut-être voulait-il encore, garder les mains libres pour user, selon son goût, de toutes les innovations scéniques...

Admettons que de telles tendances et motivations aient joué un rôle dans la mise en scène de Patrice Chéreau : son désir de provoquer un effet de tension entre la musique et la scène n’eut pas le succès escompté (ceci vaut aussi bien pour l'ensemble de l’oeuvre, que pour les questions de détails).

Personne, à vrai dire, ne se rendit au Festival de Bayreuth de l’été 1976, pour entendre le RING de Wagner et voir parallèlement sur scène celui de Chéreau. Du fait de nos facultés sensorielles, nous sommes incapables de voir et d’entendre simultanément, avec le même degré d’intensité. A un degré de concentration moyenne, bien que dans la plupart des cas il y ait prédominance de l’un de ces phénomènes sur l’autre, nos facultés auditives et visuelles (si nous pouvons nous exprimer ainsi) « s’appauvrissent réciproquement », dès l’instant où nous en faisons simultanément usage. Dans son manuscrit sur Beethoven (1870), Wagner parla d’un « effet dégressif » entre la musique et nos impressions visuelles ; nous pourrions tout naturellement inverser les termes.

En assistant à un drame musical, nous sommes tour à tour auditeurs et spectateurs. Si les mouvements de la phrase musicale et l’évolution sur scène forment une unité, la tension dramatique entre la musique et la scène trouvera un équilibre, même perçue par des facultés sensorielles différentes. Deux manières différentes de percevoir le même objet présenté se complètent, et renforcent les impressions que traduit l’oeuvre d’art.

Il en va tout autrement, si la musique et la scène se dédoublent dans leurs modalités d’expression et si, par la vue et par l’ouïe, nous ne sommes plus confrontés avec le même objet, mais divisés intérieurement, en percevant des objets contradictoires. Nous devons concentrer notre attention sur deux objets perçus de manière différente, si bien que nous ne pouvons en prendre conscience et ne les comprenons que par bribes. Face à une oeuvre d’art musicale et scénique, le dédoublement au sein des modalités d’expression entraîne un appauvrissement des impressions reçues.

3. « Revalorisation » de l’évolution scénique aux dépens de l’élément musical [remonter]

Comment Patrice Chereau a-t-il pu se permettre, au cours de sa mise en scène du RING, de négliger à un tel point l’expression musicale ? En voulant à tout prix éviter monotonie et ennui, Patrice Chéreau, étant totalement privé de sensibilité musicale, ne pouvait se laisser influencer et porter par la musique. Il trouva une compensation et une échappatoire dans l’évolution scénique, qui tantôt souligna, tantôt transgressa la musicalité du drame, ou même se situa totalement en dehors de lui. Tous les moyens lui furent bons pour « revaloriser » l’évolution scénique, faire adopter aux acteurs, au cours d’un « happening », une variété de comportements et d’attitudes, soulignant l’action dramatique et satisfaisant à toutes les soifs de nouveauté.

Sans aucun doute Patrice Chéreau obtint, grâce à ce procédé, une approbation certaine, et même un semblant de succès. Finalement, tous ceux qui n’apprécient pas vraiment la musique wagnérienne, ont pu soupirer d’aise. Même si des mystérieuses et ténébreuses tonalités du mythe se dégageait un incommensurable ennui, sur scène, au moins, il se produisait quelque chose. Fascinés par le spectacle présenté sur la scène (et nullement dérangés par la musique), ils trouvaient enfin de l’intérêt à une interprétation de l’oeuvre wagnérienne. Grâce à la mise en scène moderne de Chéreau, beaucoup s’imaginèrent pouvoir enfin comprendre l’oeuvre wagnérienne, si parlante au sens. Ce qu’ils ne remarquèrent pas, c’est que ce n’était plus du Wagner.

Insistons bien sur ce fait : ceux qui, confrontés à cette mise en scène, voyaient le RING pour la première fois, sans connaissances particulières de la musique wagnérienne, furent enthousiasmés par l’évolution scénique qu’ils jugèrent des plus intéressantes. Discuter de cet aspect du problème n’entre nullement dans notre propos. En appeler au caractère visuel du spectacle pour comprendre l’oeuvre wagnérienne, se révèle être une erreur, (aussi fascinants que puissent être les tableaux scéniques), et ceci pour deux raisons : premièrement, un drame musical ne peut, au cours d’une transposition scénique, être ni perçu dans son ensemble, ni saisi dans sa nature profonde et encore moins être compris; deuxièmement, la mise en scène de Patrice Chéreau, en ne tenant pas compte de l’expression musicale et même, au contraire, en s’en détournant, ne permit pas une juste compréhension de l’oeuvre dans son essence et ne donna qu’une interprétation erronée et factice de l’action dramatique. Même si les évolutions scéniques, sous la régie de Patrice Chéreau, purent impressionner le spectateur, elles ne donnèrent, en aucun cas, une interprétation juste de la valeur musicale du drame wagnérien dans toute son « originalité».

4. Altération de la valeur de l’oeuvre du fait de la trop grande importance des évolutions scéniques [remonter]

Insistons bien sur ce fait. Il existe deux manières de détruire la valeur du message de l’oeuvre. Il se peut que tout d’abord (à la manière de Chéreau), les évolutions scéniques n’atteignent pas au véritable niveau d’expressivité du drame (pris dans sa valeur intrinsèque). Dans un second temps, les évolutions scéniques, indépendamment de ce qu’elles veulent exprimer, passent au premier plan et font perdre à la musique son rôle primordial. Nombreux sont ceux qui, dénués de tout sens musical, préfèrent à toute autre la mise en scène de Chéreau, bien qu’elle altère l’oeuvre wagnérienne dans ses structures et dans ses formes.

Il ne suffit cependant pas de renvoyer à la thèse du début de notre exposé, faisant de la musique le véhicule premier de l’expression du drame wagnérien, dont l’origine profonde se trouve être l’élément musical. Il faut tirer de cette constatation les conclusions qui s’imposent lors d’une réalisation scénique d’un drame wagnérien, il importe avant tout d’arriver à une compréhension de la musique et à l’estimation de sa juste valeur. Celui qui, tout en s’intéressant à l’oeuvre wagnérienne, aurait des difficultés à en saisir le message, n’aurait d’autres ressources que le difficile apprentissage de la spécificité de ce langage musical. C’est à travers lui seul que les nuances de l’oeuvre peuvent être saisies.

Il est facile d’en trouver l’explication : Wagner, au cours de sa création d’une « dramaturgie musicale», a calculé la progression des niveaux d’expression, pour que le sens de son oeuvre ne se trouve pleinement saisi qu’à travers la structure mélodique. En d’autres termes pour une juste compréhension du drame wagnérien, l’élément musical doit être considéré en priorité : ce n’est que par la musique, par sa pénétration dans l’intimité de notre être, par un jeu subtil d’affinités, que nous prenons contact avec les oeuvres wagnériennes, que nous en comprenons la nature véritable. Leur créateur avait pressenti le danger pouvant découler d’une mauvaise réception de son art. S’il avait remarqué, lors d’une audition d’une oeuvre musicale, l’affaiblissement de ses facultés visuelles, il n’en avait pas moins été frappé par l’affaiblissement de ses facultés auditives au spectacle d’évolutions scéniques. Lors de la mise en scène du RING de 1876, comment aurait-il pu avertir Malwida von Meysenbug de son erreur ? Curt von Westernhagen mentionne le fait suivant : « Alors qu’elle s’apprêtait à porter à ses yeux ses jumelles de théâtre, Wagner les lui retira des mains : elle devait entendre et non regarder. Entendre voulait dire, contempler sa propre vision intérieure. » 

Les impressions reçues par nos facultés auditives sont « primaires » et ne doivent en aucun cas être troublées ou amoindries, puisqu’elles activent notre pouvoir d’imagination, font naître des « visions intérieures » qui trouveront leur réalisation sur scène. Ce n’est qu’ainsi qu’une unité d’expression entre le son et l’image peut être préservée, afin que la phrase mélodique puisse s’extérioriser dans le réel en tableaux scéniques (en actions devenues visibles de la musique).

Le principe suivant serait donc à la base de nos considérations : seules atteignent à une justesse d’interprétation du drame wagnérien, les mises en scène qui soumettent l’évolution scénique aux mouvements de la phrase musicale. Une mise en scène de l’oeuvre wagnérienne qui devient, sur un arrière plan sonore, un spectacle par l’image, n’est qu’une caricature grossière de la substance même de l’oeuvre. Justesse d’interprétation signifie conformité à l’oeuvre. Cette conformité à l’oeuvre exige exactement le contraire : une mise en scène respecte l’oeuvre wagnérienne si la structure mélodique prédomine, si les impressions visuelles se soumettent aux exigences musicales. Une telle mise en scène ne vaut rien pour tous ceux qui, dénués de sensibilité musicale, font de leurs mises en scène le centre de gravité de leurs extravagances et de leurs débats d’idées.

5. La mise en scène du RING par Patri ce Chéreau, sa conformité aux tendances du siècle, l’accueil des critiques d’art [remonter]

On ne doit pas sous-estimer l’ampleur des efforts requis pour atteindre à un tel idéal de mise en scène. Nous vivons à l’ère de l’audio-visuel, où l’image prédomine, où nous sommes sans cesse invités à regarder. Négligerions-nous alors « d’entendre, d’écouter? » En serions-nous devenus totalement incapables? Notre époque s’avère être peu favorable aux expériences de l’art, en particulier à celle de l’oeuvre wagnérienne. Tous ceux qui sont en mesure d’en comprendre les raisons, devraient prendre conscience de leurs responsabilités et s’efforcer de lutter contre ces tendances néfastes et désatreuses pour l’art : si on n’y remédie pas, un chef d’oeuvre de la plus haute importance se trouvera menacé dans son existence même.

La mise en scène de Patrice Chéreau contenait indéniablement toutes les forces destructrices de ces tendances néfastes. Il est à la fois étonnant et effrayant de constater que rares furent les spécialistes qui prirent conscience du problème. Où se firent entendre les voix qui s’élevèrent contre cette mise en scène et eurent le courage de la condamner ?

Peut-on espérer en appeler à l’indépendance des critiques d’art ? A quelques rares exceptions près, ils firent preuve de retenue. Leur désarroi fut-il tel, qu’ils gardèrent le silence ? Ce serait une explication plausible. Ou devrait-on y reconnaître tout simplement une marque d’ignorance ? Comment croire que la plupart des critiques qui se rendent tous les ans au Festival de Bayreuth, n’aient que de vagues notions de l’art wagnérien, qu’ils aient même omis d’en prendre connaissance?

L’exemple notoire de la volte-face d’un des critiques d’art les plus connus du festival — Erich Rappl — nous montre, combien rares sont ceux dont on doit estimer l’opinion. Au début de l’été 1976, peu de temps avant la nouvelle mise en scène du RING, dans la chronique londonienne de la Société wagnérienne, il fut d’avis de considérer la musique de Wagner comme l’ultime et suprême instance de son art. Après le festival d 1976, au cours de multiples conférences, il se déclara partisan d’un soi-disant « nouveau réalisme » qui ne légitime plus l’élément musical. Devrait-on y voir là une preuve flagrante d’incapacité ou plus simplement de la bassesse d’un opportunisme? (une bien triste constatation!)

Qu’une nouvelle expérience d’art — la mise en scène du RING par Patrice Chéreau — ait misérablement échoué, voilà qui ne fait plus aucun doute. Si on peut reconnaître à Patrice Chéreau, en tant que metteur en scène, certains mérites dans d’autres domaines, son échec devant le mythe du RING est indéniable, sa méconnaissance de la musique wagnérienne irréfutable. C’est ce que nous voulions ouvertement proclamer Nous nous devons également de mentionner une manifestation de mécontentement, restée jusqu’ici sans égale et venant de « véritables » connaisseurs et spécialistes : 73 membres de l’orchestre du Festival de Bayreuth refusèrent leur participation au festival pour 1977. Sur ces entrefaites, Carlos Kleiber donna sa démission. Ce geste des musiciens était dirigé, moins contre Patrice Chéreau que contre le chef d’orchestre, en la personne de Pierre Boulez.

6. Remarques sur l’interprétation de la musique du RING par Pierre Boulez [remonter]

Au cours de notre essai, nous nous sommes essentiellement préoccupés de la mise en scène du RING, avons évalué les résultats obtenus en insistant sur la priorité que nous accordons À l’élément musical. Nous n’avons cependant pas directement mentionné l’interprétation de la musique  par le célèbre compositeur français Pierre Boulez.

Pierre Boulez n’est pas un chef d’orchestre professionnel. Ne disposant ni de métier, ni d’expérience, il ne peut insuffler à un grand orchestre, avec suffisamment de doigté et de précision, les nuances de son interprétation. Il peut, bien sûr, compenser son manque de métier par la spontanéité et la fraîcheur de son interprétation (ce qui n’est pas sans présenter certains avantages) mais cela ne rachète pas, à vrai dire, son absence de technique. Pour venir à bout d’une architectonique musicale de la valeur du RING, un chef d’orchestre doit posséder de nombreuses qualités engagement, virtuosité, aisance dans son contact avec l’exécutant.

Une de ces exigences ne se trouva en aucun cas satisfaite pendant le troisième cycle du Festival de Bayreuth : jamais un orchestre du RING ne fit preuve d’autant de maladresse technique que sous la direction de Monsieur Pierre Boulez.

Celui qui, un jour auparavant, le 11 Août 1976, avait écouté le Tristan sous la direction de Carlos Kleiber, avait peine à croire qu'il entendait les mêmes musiciens, si grande était la différence de qualité. Nous devons rendre Pierre Boulez seul responsable de son mauvais contact avec les musiciens. Tous les chefs d’orchestre qui dirigèrent le RING de Bayreuth avant lui, furent meilleurs parce qu’ils étaient tous, à l’exception de Siegfried Wagner, des chefs d’orchestre professionnels. Etait-il vraiment nécessaire à un compositeur consacré de vouloir entrer en concurrence avec eux?

Nous mentionnerons, non par mesquinerie, mais par souci d’exactitude le fait suivant. Tous les familiers et adeptes du monde musical connaissent les ruses d’orchestres renommés, jouant faux pendant l’exécution d’une oeuvre pour mettre à l’épreuve un nouveau chef d’orchestre et juger de ses capacités. L’orchestre du Festival ne manqua pas de tester Pierre Boulez. Pendant la répétition de l’Or du Rhin, quelques musiciens jouèrent des passages entiers de symphonies de Bruckner, pendant la répétition de Siegfried, le concerto pour violon de Max Bruch. Le maître au pupitre ne remarqua rien.

Mais ce n’est là qu’un aspect secondaire du problème. Comment Boulez a-t-il maîtrisé la partition du RING, quelle interprétation en a-t-il donnée ? Après Parsifal, nous devions nous attendre à ce qu’il ne respecte pas les rythmes de la phrase musicale, en jouant des passages beaucoup trop vite, d’autres beaucoup trop lentement. Non seulement il ne suivit pas avec exactitude la partition, mais son jeu passa totalement à côté des nuances de l’oeuvre. Des thèmes et des motifs participant essentiellement au drame, devinrent inexpressifs, fades et inaudibles. Pierre Boulez devrait savoir que même la plus petite, la plus insignifiante, en apparence des suites mélodiques du RING (partie orchestrale) participe au drame, que, dans l’orchestration d’une oeuvre, toutes les mesures ont une valeur d’accompagnement. Même au risque de scandaliser, on peut risquer d’accompagner en fortissimo et d’articuler les nuances de son jeu en piano, ce n’est qu’une question d’interprétation personnelle. Mais on ne doit pas oublier qu’accompagner signifie se soumettre à l’oeuvre. Un chef d’orchestre dirigeant le RING devrait veiller à ce que la musique souligne la partie chantée, sans pour cela passer complètement à l’arrière plan ou couvrir la voix des chanteurs.

Nous devons en conclure que Pierre Boulez ne s’est soucié qu’à un niveau tout théorique de la musique wagnérienne, sans en avoir eu l’intuition exacte au cours de son expérience artistique. Il serait grand temps qu’un critique ait le courage de le lui dire ouvertement.

7. Résumé et conclusion [remonter]

En nous penchant sur les résultats de la réalisation du RING, tant d’un point de vue de mise en scène que d’un point de vue musical, nous pourrions nous livrer au pessimisme de vues simplificatrices, touchant à la racine même du mal. D’un côté nous nous trouvons en présence d’un metteur en scène qui accorde une importance démesurée à sa mise en scène et lui fait jouer le rôle essentiel ; de l'autre, le chef d’orchestre, lui, s’applique à atténuer toute l’expressivité de la musique, en la dégradant au rôle secondaire d’accompagnement des évolutions scéniques.

Cette réalisation du RING niait le principe même de l’esthétique d’un drame wagnérien, les formes de sa vision du monde, la structure de ses effets artistiques. La substance de l’oeuvre se trouvait reniée, jusque dans les possibilités mêmes de son rayonnement dans le domaine de l’art. Nous sommes confrontés là, non à une erreur d’interprétation superficielle d’un niveau tout extérieur, mais à une remise en question de la structure profonde du drame wagnérien, dans l’unité du fond et de la forme. C’est l’essence même de l’oeuvre qui est en jeu et risque d’être détruite.

Dans l’édition Neuwied du 30 Août 1976 de la Rheinzeitung, le critique Horst Wagner s’exprimait en ces termes : « La question est de savoir si cette mise en scène subversive ne relève que de l’incapacité ou si, derrière elle, se cache l’intention diabolique de vouloir détruire à tout prix une des oeuvres les plus remarquables de l’histoire de la musique. Par les mille invraisemblances d’une évolution anarchique sur la scène, la musique wagnérienne fut réduite à néant. » — A la gravité de tels soupçons, nous opposerons l’incapacité, à vrai dire beaucoup plus vraisemblable, du metteur en scène. L’incapacité d’épigones n’en reste pas moins tout aussi dangereuse que la poursuite de buts condamnables.

Avec ce traité critique, nous ne prétendons guère exercer une influence quelconque sur la mise en scène Patrice Chéreau en 1976. Selon toute vraisemblance, lors du prochain festival, nous n’assisterons pas à une reprise de cette mise en scène jusque dans ses moindres détails. On la modifiera, retravaillera. Mais à vrai dire, des améliorations partielles ne peuvent, en aucun cas, corriger l’erreur fondamentale qui fut à la base de cette nouvelle mise en scène. C’est, bien sûr, peine perdue que de vouloir encore sauver le RING du festival de Bayreuth de 1976.

 La production du RING de Bayreuth 1976 ne représente pas la manifestation isolée d’une contribution « individualiste » à ce festival. Elle est, en fait, le résultat de tendances générales qui règnent déjà sur de nombreuses autres scènes et risquent de gagner du terrain. Leur caractère spectaculaire a déjà beaucoup séduit et induit en erreur.

Ces nouvelles tendances de mise en scène, dénuées d’ambition artistique, revêtent par là un caractère douteux. Nous invoquerons principalement deux raisons : premièrement elles reposent sur une volonté effrénée et destructrice de changement, au prix de scandales et de sensations. On opte un jour pour un style de mise en scène, le lendemain on en adopte un autre, sans raisons valables. Pour le seul attrait de «charmes visuel», on veut rendre une oeuvre d’art « actuelle et intéressante » par de multiples transpositions. L’oeuvre doit constamment changer de formes, apparaître sous de changeantes facettes, comme si l’oeuvre d’art était devenu un produit de consommation dont on pourrait se lasser. Deuxièmement, pour justifier et motiver ces changements extérieurs, on cherche désespérément de nouvelles versions du drame. On agit comme si la substance et le message de l’oeuvre wagnérienne n’atteignaient à leur sens que par l’oeuvre de mise en scène et que, pour cette raison, un changement de forme était nécessaire. On ignore toujours, à vrai dire, que la musique est le véhicule premier de l’expression du drame. Mais comment expliquer alors que selon la libre volonté du metteur en scène, une suite mélodique exprime tour à tour la pureté et la corruption ? Aucune oeuvre wagnérienne, aucun drame de la musique, ne se laisse interpréter à contre courant de l’expression musicale. Cette erreur d’interprétation entraîne nécessairement un dédoublement au sein des modalités de l’expression, une compréhension fausse de la valeur de l’oeuvre. Tous les efforts de modernisation, « d’actualisation », mènent à une falsification du message de cette oeuvre d’art et déservent tous ceux qui voudraient l’aborder en toute objectivité.

[remonter]

PRÉCÉDENT

 

 
Accueil