Mai 2013 :
au Deutsche Oper am Rhein

de Düsseldorf, la révolte gronde

Pour reprendre la célèbre formule d'une publicité, les «bornes des limites» ont-elle été atteintes, cette fois, à l'Opéra de Düsseldorf, lors de la Première de la production de Tannhäuser dans la mise en scène de Burkhard Kosminski ?

Il aura du moins suffi une trentaine de minutes, pour que la réaction du public se manifeste de manière extrêmement vive : huées, spectateurs quittant la salle bruyamment, lorsqu'ils n'étaient pas pris de malaise, cris de réprobation, etc... Après la représentation, le Directeur de l'Opéra a été pris à partie par des spectateurs en colère ; quant à la communauté juive de Düsseldorf, elle n'a pas tardé à exprimer dans la presse sa désapprobation, estimant la représentation de mauvais goût et infondée.

Tant et si bien que l'administration de l'Opéra de Düsseldorf a fini par se résigner à retirer la dite production de l'affiche, le metteur en scène campant sur ses positions et refusant toute modification de son travail. Il a donc été finalement décidé de proposer à la place, au public, une version concert de Tannhäuser...

Il est vrai que cette fois, le metteur en scène avait poussé le bouchon un peu loin... Puisque, non content de transposer l'action du drame romantique de Richard Wagner à l'époque nazie - ce qui n'aurait pas été une première -, il a décidé de transformer le Venusberg du début de l'œuvre en... chambre à gaz, figurée par des cubes en verre dans lesquels des figurants étaient lentement happés par un brouillard mortel... Non content de sa brillante idée, le metteur en scène a poussé le réalisme jusqu'à montrer toute une famille se faire raser, avant d'être exécutée. Le reste à l'avenant.

Le terme "consternant" semble bien faible pour qualifier une telle mise en scène.

Et pourtant...

Pourtant, comment ne pas y voir le résultat de la surenchère à la provocation à laquelle semblent s'être eux-mêmes condamnés les metteurs en scène, à force de vouloir nécessairement faire dans "l'originalité", le "dérangeant", le "non-conformisme" ?

On avait commencé, il y a pas mal d'années de ça, par avoir droit à des "actualisations" plus ou moins convaincantes et réussies ; de là, on est passé à des "transpositions" laissant le champ libre à tout et à n'importe quoi, dont la seule règle, semble-t-il, consiste à "provoquer". C'est ainsi qu'on a pu voir des opéras dans lesquels les pauvres chanteurs étaient contraints de se mouvoir nus sur scène, des représentations de moins en moins supportables de la violence, de la sexualité, du sadisme, etc... Il fallait donc bien en arriver là, un jour... Les metteurs en scène s'étant conquis un pouvoir sans bornes ni limites, il semblerait que rien ni personne ne soient désormais en mesure de contrôler leurs délires.... Exceptés les spectateurs, naturellement, lassés de se voir imposer sur scènes des productions dont le seul objectif consiste à transformer l'œuvre annoncée en quelque chose de tout autre.

Ce qui vient de se passer à Düsseldorf annoncerait-il la fin prochaine du règne des metteurs-en-scène-tout-puissants ? On aimerait pouvoir l'espérer, en cette année du Bicentenaire de la naissance de Richard Wagner au cours de laquelle, jusqu'ici, il ne nous est venu d'Allemagne que des productions d'une médiocrité proprement affligeante, dans lesquelles les éternelles mêmes poncifs sont répétés à satiété...

© Philippe Hemsen

Le nouveau RING, à New York
Mise en scène : Robert Lepage

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1. Das Rheingold

Tandis que Paris et Bayreuth se complaisent dans ce qu'il est désormais convenu de qualifier de "Regietheater", autrement dit la dictature des metteurs en scène qui imposent aux spectateurs leurs lectures plus ou moins hasardeuses et arbitraires des œuvres de Richard Wagner, le Metropolitan Opera de New-York a fait le choix du spectaculaire, en invitant le Canadien Robert Lepage a venir réaliser la nouvelle production de L'Anneau du Nibelung destinée à succéder à celle, remarquable de fidélité à l'œuvre, réalisée jusqu'ici par Otto Schenk dans des décors de Günther Schneider-Siemsen.

Déjà connu dans le monde lyrique par sa production de La Damnation de Faust de Berlioz ou bien encore de 1984, l'opéra de Lorin Maazel d'après le roman de George Orwell, Robert Lepage et son équipe de l'Ex Machina, basée à Québec, ont acquis l'attention du public par leur utilisation pleine de virtuosité de technologies visuelles de pointe.

S'agissant du Rheingold qui expose le metteur en scène à de redoutables défis, on pouvait donc s'attendre à une production faisant la part belle à la "machinerie". Et de fait, dès les premières répétitions, il a été abondamment question dans la presse d'Outre-Atlantique, d'un dispositif si imposant, qu'il a nécessité des travaux de renforcement de la scène du Metropolitan. Composé de vingt-quatre panneaux mobiles, le dispositif en question, actionné par des vérins hydrauliques, offre une large gamme de transformations permettant d'évoquer aussi bien le fond du Rhin, que le sommet des montagnes, les profondeurs de Nibelheim ou les hauteurs du Walhalla.

Il est à noter que le dispositif en question n'est pas  sans évoquer, en plus complexe, celui auquel avait fait appel Sir Peter Hall,  à Bayreuth, pour sa production du Ring.

 

Mais au final, le dispositif, malgré de brillants éclairages et les projections qui l'habillent, laisse au spectateur le sentiment d'un grand dépouillement, puisqu'il constitue à lui seul tout le décor. L'attention se concentre ainsi d'autant plus le jeu des acteurs-chanteurs auquel Robert Lepage a accordé une grande attention, suggérant une lecture personnelle de l'œuvre, tout en demeurant respectueux, de manière globale, des indications scéniques de Wagner et, plus encore, de la musique.

L'évolution du personnage d'Alberich, par exemple, lors de la 1ere scène, depuis son apparition jusqu'au rapt de l'or, est très subtilement mise en scène. De même, le personnage de Loge prend un relief considérable dans l'ensemble de la production, sans être dénaturé ni caricaturé. Lepage souligne également avec beaucoup de délicatesse les rapports qui s'instaurent entre Fasold et Fréia.

Bref, même si l'on peut sans doute émettre ici ou là quelques réserves, cette production du Rheingold, étonnamment sobre de la part d'un scénographe dont on attendait beaucoup d'effets, s'avère convaincante, passionnante à plus d'un titre, moderne, tout en étant respectueuse de l'œuvre. Le spectateur a ainsi toute liberté de se questionner sur le sens de l'œuvre en elle-même, non sur l'interprétation du metteur en scène.

La distribution, de haut niveau, est dominée  par la présence de Bryn Terfel, dans le rôle de Wotan, interprète imposant par la présence sur scène et par la voix, autour duquel brillent la Fricka de Stephanie Blythe et la Fréia de Wendy Bryn Harmer ; l'Alberich d'Eric Owens est davantage pathétique que rugueux et violent; quant au Loge de Richard Croft, sans disposer d'une voix renversante, s'avère très convaincant - et l'on n'a pas très bien compris les quelques sifflets qui l'ont accueilli lorsqu'il est venu saluer le public.

Pour ce qui est de la direction orchestrale de James Levine, fluide et précise, elle témoigne de la parfaite maîtrise de l'œuvre par un chef qui l'a déjà dirigée des dizaines de fois, tant à New York qu'à Bayreuth; et c'est à juste titre qu'un véritable triomphe lui a été réservée.

Philippe Hemsen

Le nouveau RING, à New York

2. Die Walküre

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Il a été abondamment question dans la presse de la "machine scénique" mise au point par Robert Lepage et son équipe ; mais notre impression, après le Rheingold, s'est trouvée encore renforcé à l'occasion de la présentation de La Walkyrie ; à savoir que le dispositif se faisait, pour l'essentiel, étonnamment discret, au profit d'un beau travail au niveau du jeu des acteurs.

Quitte donc à aller à l'encontre des avis les plus souvent exprimés, s'il est un acte de cette nouvelle production de La Walkyrie qui nous a paru relativement faible et peu convaincant, tant sur le plan scénique que musical, c'est bien le troisième - pourtant le plus spectaculaire. Celui du moins qui, semble-t-il, a le plus enthousiasmé le public et la critique, en raison des effets rendus possibles par la "machine scénique" de Robert Lepage, employée au mieux de ses possibilités,  avec la Chevauchée des Walkyries, puis le final, un peu plus tard.

Mais précisément : l'effet obtenu lors de ces deux scènes hautement flamboyantes a été en-deçà, nous semble-t-il, de ce que l'on pouvait attendre d'un metteur en scène qui s'est fait une réputation dans le registre du spectaculaire. Aussi étonnant que soit le final, au cours duquel on se donne l'impression de survoler le rocher ceint de flammes, où repose Brünnhilde, les projections paraissaient insuffisantes en regard de ce que suggère la musique, et le feu n'a rien de très magique... De même, la fameuse Chevauchée des Walkyries, au cours de laquelle les Vierges guerrières chevauchent chacune une poutrelle du dispositif oscillant de bas en haut, nous a paru manquer d'ampleur. La fascination et l'étonnement n'étaient pas tout à fait au rendez-vous.

En revanche, les deux premiers actes ont été, pour nous, de purs moments d'émerveillement, dû principalement à l'extraordinaire talent des principaux interprètes et à un jeu d'acteur travaillé avec finesse et subtilité, en accord parfait avec la musique. Le couple Siegmund-Sieglinde (Jonas Kaufmann-Eva Maria Vestbroek) est à cet égard digne d'entrer (déjà) dans les annales, tant est intense l'émotion qui sourd de leur voix comme de leurs gestes d'une infinie tendresse. De même, la grande scène de ménage entre Fricka et Wotan (Stephanie Blythe et Bryn Terfel) est rendue d'autant plus convaincante et forte que, là encore, le jeu des acteurs a été à l'évidence minutieusement travaillé et réglé. Autres moments forts de ces deux premiers actes : l'apparition de Brünnhilde à Siegmund au cours de laquelle l'évolution psychologique des deux personnages est soulignée avec beaucoup de subtilité, et la mort de Siegmund, bouleversante, dans un décor très sobre et très évocateur.

 

Et puis, il y a l'essentiel : Robert Lepage s'en est tenu ici à sa fonction: à savoir, porter sur scène l'œuvre de Richard Wagner, en en respectant la musique et l'esprit, tout en cherchant des solutions appropriées aux multiples défis qu'elle offre, sans imposer aux spectateurs sa lecture personnelle de l'œuvre. C'est un bonheur de pouvoir ainsi assister à La Walkyrie DE Richard Wagner, dans une scénographie renouvelée, grâce à un dispositif qui, sans se montrer encombrant, contrairement à ce que l'on aurait pu redouter, en souligne avec art et élégance le message intemporel et universel. Cela repose des discours politico-idéologiques des mises en scène relevant du fameux  concept de "Regietheater" qui, comme en témoigne l'affligeant Ring de l'Opéra-Bastille, à Paris, s'avère à bout de souffle, tandis que l'œuvre de Wagner, elle, demeure toujours aussi fascinante, pourvu qu'on en respecte les images. Car le Ring c'est aussi cela : une fabuleuse galerie d'images qui, comme l'aurait dit Baudelaire, prêtent à conjectures. Mais ces conjectures, il n'appartient qu'à chaque spectateur de se les formuler - ou non. Lorsqu'on compare les choix effectués à New-York à ceux effectués à Seattle, par exemple (voire à Valence, avec la production de la Fura dels Baus),  on dispose là de deux, voire trois visions très différentes l'une de l'autre de la même œuvre, mais qui pourtant en respecte l'esprit, la dimension et l'ampleur mythique du message comme de la musique. Preuve en est que le respect n'est pas antinomique de la créativité et du renouvellement.

Philippe Hemsen

Le nouveau RING, à New York

3. Siegfried

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La première bonne surprise de cette production de Siegfried fut... Siegfried !

Appelé au dernier moment, suite au désistement du ténor Gary Lehman pour raison de santé, Jay Hunter Morris a campé le rôle du héros avec une vigueur, une énergie, une spontanéité tout à fait extraordinaires - des qualités qui ont largement compensé une voix peut-être pas toujours à la hauteur du rôle. Mais j'allais dire : qu'importe ? Nous ne sommes pas ici dans le bel canto - et la présence sur scène d'un chanteur peut faire oublier des défaillances vocales pour autant qu'elles ne soient pas rédhibitoires. Or, sachant le peu de jours de répétitions dont a disposés Jay Hunter Morris, on peut dire qu'il s'est tiré d'affaire plus qu'honorablement. Le public ne s'y est d'ailleurs pas trompé, qui lui a réservé une ovation méritée.

Autre bonne surprise de cette production : la direction orchestrale de Fabio Luisi, en remplacement de James Levine, très malade. Une direction claire, nerveuse, brillante, tout en nuances.

Le reste la distribution, de très haut niveau, est dominée par le formidable Wanderer de Bryn Terfel, qui est en passe de devenir LA référence pour le rôle de Wotan ; citons également l'excellent Mime de Gerhard Siegel, l'Alberich d'Eric Owens et Brünnhilde campée avec force et conviction par Deborah Voigt.

Pour ce qui est de la mise en scène, elle appelle de notre part quelques réserves - mineures, certes, mais tout de même...

Non que Robert Lepage se soit laissé aller à d'affligeantes extravagances. Le metteur en scène continue de respecter l'œuvre de Richard Wagner et les indications scéniques du compositeur. Le problème vient plutôt de la volonté manifestée par Robert Lepage d'illustrer chaque instant de l'œuvre. Or, ce qui fonctionnait parfaitement dans L'Or du Rhin et surtout dans La Walkyrie, s'avère parfois, dans Siegfried, en porte-à-faux avec la musique.

Ainsi par exemple: si dans La Walkyrie le prélude orchestral du Ier acte se voyait illustré sur scène par des images de la fuite de Siegmund à travers la forêt correspondant tout à fait à la musique, dans Siegfried, les images qui nous sont données à voir de la naissance du héros et de ses premières années avec Mime n'apportent pas grand-chose tout en contrastant avec la musique très sombre du prélude, dont elles divertissent, plutôt qu'elles ne l'illustrent.

De même, lorsque Siegfried tue Fafner, Robert Lepage a repris l'idée scénique de Patrice Chéreau (Bayreuth, 1976) de redonner au dragon les traits du géant Fafner. Or, comme l'a souligné le Pr. Uwe Faerber dans sa critique du Ring de Patrice Chéreau :

« Bien qu’elle ne corresponde pas aux directives de Wagner, cette métamorphose revêt on ne peut le nier, un caractère poétique, voire même mythologique. Elle doit pourtant être rejetée car elle entraîne une falsification de l’œuvre et contredit l’expression musicale. Même à l’article de la mort, Fafner est accompagné du motif de son « dragon» avec ses notes tritoniques répétées et décroissantes. Si Wagner avait prévu de faire réapparaître Fafner sous les traits d’un géant, il aurait repris le thème du géant.»

Enfin, toujours sur le plan du rapport à la musique, la scène du Wanderer et d'Erda, au début de l'Acte III, aussi habile soit-elle - Wotan dépouille sa lance (réduite ainsi à un frêle bâton) d'un long parchemin sur lequel figure sa loi sous forme de runes, avant de le dérouler, à quatre pattes, devant Erda -, dépouille la scène de sa majestueuse puissance dramatique, à notre sens.

Paradoxalement, alors que Robert Lepage avait su trouver de belles solutions scéniques, durant le long monologue de Wotan, au cours de l'Acte II de La Walkyrie, la longue scène finale de Siegfried nous a semblé pâtir d'une grande pauvreté d'invention, en termes de mise en scène. C'est dommage.

Pour le reste, cette production offre bien des moments magnifiques. L'ensemble du Ier acte est porté sur scène sans faute, avec énormément de vitalité, de trouvailles et d'instants émouvants. De même, Les Murmures de la Forêt constituent, visuellement, un véritable enchantement. Bref, c'est le genre de production qu'on aimerait voir plus souvent sur des scènes européennes, à commencer par Bayreuth, - une production dans laquelle la technologie la plus moderne sert à mettre en scène de manière convaincante et esthétiquement superbe une œuvre dont le caractère mythique est pleinement respecté, laissant ainsi au public la plus grande marge de liberté dans l'ordre de l'interprétation. Si l'on compare cette production-ci à celle, naturaliste, de Seattle, par exemple, on peut se rendre compte que, sans dénaturer le caractère propre de l'œuvre, telle que Richard Wagner l'a conçue, il est toujours possible la porter sur scène de manière variée, visuellement satisfaisante pour le public du XXIe siècle. Et c'est là l'essentiel, à nos yeux : Permettre au plus grand nombre de se faire, par lui-même, une idée personnelle d'une œuvre qui nous parle de l'Être Humain, comme elle nous parle Histoire et Société.

Le nouveau RING, à New York

4. Götterdämmerung

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Le Crépuscule des dieux est probablement l'œuvre qui, des quatre qui composent L'Anneau du Nibelung, se rapproche le plus de la tragédie grecque de l'Antiquité, tant il n'est quasiment pas un instant durant lequel se relâche l'intensité dramatique. C'est aussi, peut-être, le drame le plus complexe du Ring. Sur le plan scénique, Le Crépuscule des dieux exige donc énormément des acteurs/chanteurs et confronte le metteur en scène principalement au défi de la scène finale, au cours de laquelle, à l'embrassement du bucher de Siegfried, succèdent très rapidement l'effondrement du palais des Gibichungen, le débordement du Rhin, l'incendie du Walhalla. 

La première constatation qui s'impose à l'issue de cette production du Ring est la très grande cohérence dont Robert Lepage, le metteur en scène canadien, a su faire preuve dans sa démarche. Une cohérence qui ne nuit en rien à la diversité des partis-pris esthétiques propres à chaque œuvre. Autre constatation : le respect de la musique de Richard Wagner dont Robert Lepage a témoigné tout au long des quatre drames. Et il faut ici saluer l'humilité du metteur en scène qui ne nous assène à aucun moment de sa production SA lecture de l'œuvre, que celle-ci soit d'ordre philosophique ou politique. Ça nous change agréablement ! Comme lui-même l'a déclaré : à chaque fois qu'il se sentait confronté à un problème de mise en scène, il s'est retourné vers la partition ! Saine réaction, s'il en est !

En ce sens, les quelques réserves que nous avions émises, après avoir assisté à Siegfried n'ont plus cours dans Le Crépuscule des dieux : à aucun moment la mise en scène ne nous a semblé être en porte-à-faux avec la musique. Tout au contraire! Comme des milliers d'autres, de par le monde, j'ai assisté à cette production dans un cinéma. La retransmission, de qualité, faisait la part belle aux gros plans. On pouvait donc redouter, dans ces conditions, que les images finissent par interférer avec la musique. Or, la gestuelle de chacun s'est tellement bien accordé à la musique qu'à aucun moment nous nous sommes donné le sentiment de regarder davantage que nous n'écoutions - signe que le metteur en scène avait su réaliser cette sorte d'idéal vers lequel tendait Richard Wagner, d'une parfaite osmose de tous les arts dans ses œuvres. Autant le dispositif scénique est imposant, autant Robert Lepage a travaillé le jeu des chanteurs en privilégiant la finesse et la subtilité. Ici, rien d'exubérant, rien d'étonnamment original, aucun "effet" surprenant, mais tout dans le respect du caractère de chacun et des nuances de la musique. Chapeau !

Ainsi dès la première scène, la scène des Nornes, la beauté des images s'allie à l'intensité de la mise en scène créée par le mouvement subit des pales de la plate-forme, à l'arrière-plan. Le Voyage de Siegfried sur le Rhin est un pur moment d'enchantement ; l'Acte II est d'une puissance dramatique qui ne se relâche à aucun moment ; La Mort de Siegfried offre à Robert Lepage l'occasion de créer une image frappante, lorsque Gunther va se laver les mains, pleines de sang, dans l'eau du Rhin, transformant celle-ci en une cascade rougeoyante. Quand à la scène finale, grâce au dispositif scénique, elle acquiert une fluidité extraordinaire jusqu'au retour à la scène initiale du Rheingold dans une aube brumeuse. Bref: quasiment cinq heures durant, nous avons été tenus sous le charme. La direction orchestrale, superbe, nuancée, équilibrée de Fabio Luisi n'y a pour peu contribué, il est vrai. Le chef d'orchestre, peu connu jusqu'ici, est l'une des excellentes surprises de cette production. Il en est beaucoup d'autres. A commencer par le formidable Jay Hunter Morris, qui a repris ici le rôle de Siegfried, qu'il avait déjà assumé au pied levé dans l'œuvre éponyme, lorsque le chanteur initialement prévu avait été contraint de se désister au tout dernier moment. Jay Hunter Morris, c'est d'abord une présence sur scène époustouflante. Il ne joue pas, il EST Siegfried : spontané, naïf, plein de vitalité. Soulignons ici encore une fois que, même si la voix n'est pas toujours à la hauteur du rôle, cela importe peu au fond. Jay Hunter Morris en impose simplement parce qu'il se glisse dans le rôle et nous le rend présent autant que vivant. Il en est de même de Deborah Voigt, Brünnhilde superbe et bouleversante dans Le Crépuscule des dieux. Une très belle et très grande chanteuse, sans conteste. Sur le plan de la voix, le Hagen de Hans-Peter König domina la soirée, justement acclamé à l'issue de la représentation. Il faut également souligner les très belles prestations de Iain Paterson et de Wendy Bryn Harmer dans les rôles ingrats de Gunther et Gutrune, et puis naturellement, le très beau Alberich d'Eric Owens qui avait déjà su s'imposer dans le Rheingold, sans oublier la grande Waltraut Meier dont la présence sur scène a conférer une grande intensité à la scène entre Brünnhilde et Waltraute.

Avant la reprise en 2013 du Ring naturaliste de Seattle, il faut donc ici saluer la naissance d'une production du Ring à la fois originale par son esthétique et beaucoup plus cohérente dans son déroulement que celle, très inégale, de la Fura dels Baus. Elle apporte la démonstration éclatante que, tout en en respectant son caractère mythologique, l'œuvre de Richard Wagner portée sur scène en elle-même, n'a rien perdu en ce début du XXIème siècle de sa puissance évocatrice. Comme l'a noté, Christophe Huss : "Que pense Lepage du Ring? Sans doute que c'est une riche histoire et un sacré défi scénique. Qu'en pense-t-il philosophiquement? Probablement laisse-t-il chaque spectateur faire le tri." Pas d'interférences, ici entre le public et le metteur en scène. Celui-ci s'est effacé derrière l'œuvre - pour notre plus grand bonheur. Libre à nous, après cela, après l'émotion suscitée par la représentation de l'œuvre, de revenir sur elle en pensée pour la faire nôtre, y réfléchir et lui donner le sens qui nous aidera à nous construire nous-mêmes et à transcender nos limites.

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